Les experts rompus au marché canadien ne voient pas tous du même œil les demandes du gouvernement américain concernant l’ALENA. Nous vous présentons ci-après trois points de vue différents.

Lorsque le bureau du représentant au Commerce extérieur des États-Unis a fait connaître ses objectifs pour la renégociation de l’ALENA, nombreux sont ceux qui les ont accueillis avec un optimisme prudent, les percevant comme moins protectionnistes que ce que la campagne électorale de Donald Trump avait laissé entrevoir. Ils se sont néanmoins dits préoccupés par l’idée de supprimer le chapitre 19, ainsi que par les changements éventuels à l’approvisionnement, alors que les États‑Unis demandent de pouvoir soumissionner plus librement aux marchés publics canadiens et mexicains, tout en limitant l’accès réciproque aux chaînes d’approvisionnement américaines. Ils ont en outre noté l’augmentation de la valeur monétaire des biens que les consommateurs canadiens et mexicains peuvent se procurer aux États-Unis grâce au commerce électronique.

Voici trois points de vue d’experts canadiens bien au fait de l’ALENA actuel et de ce que les exportateurs du Canada souhaitent tirer de l’ALENA 2.0.

Dennis Darby, président et chef de la direction, manufacturiers et exportateurs du Canada

Dans l’ensemble, Dennis Darby a été agréablement surpris lorsqu’il a pris connaissance des demandes des États-Unis, le 17 juillet.

S’exprimant au nom de ses membres du secteur manufacturier, il avait ceci à dire : « C’est assez complet, on ratisse large. C’est évident que beaucoup d’idées sont sur la table. Nous croyons que l’ALENA fonctionne bien actuellement, mais qu’il peut quand même être bonifié. C’est une bonne nouvelle. »

Darby précise qu’il y a lieu de moderniser l’accord, conclu « avant l’avènement du GPS et d’Internet ». Il souhaite que l’ALENA 2.0 tienne compte des technologies électroniques et numériques qui pourraient, par exemple, permettre d’éliminer la bureaucratie à la frontière; on pourrait s’inspirer d’accords plus récents, comme ceux que le Canada a ratifiés avec les pays européens ou la Corée.

Darby aime aussi la section traitant de la manipulation des devises et des transactions avec les pays hors de l’accord, selon laquelle le Canada, les États-Unis et le Mexique peuvent tirer parti de l’ALENA pour lutter contre les pratiques commerciales déloyales des pays à l’extérieur du bloc, notamment ceux d’Asie.

« C’est difficile pour le Canada de s’attaquer aux grands marchés et de venir à bout des pratiques commerciales déloyales avec l’OMC, mais l’appui du reste du continent lui donnerait un sérieux coup de pouce », soutient-il.

La mauvaise nouvelle, d’un point de vue manufacturier, c’est que le gouvernement américain réitère le credo « Buy American », qui va à l’encontre du libre-échange selon Darby.

« Nous aimerions mieux voir ces dispositions protectionnistes annulées, ou à tout le moins revues à la baisse », dit Darby, avant d’ajouter que même s’ils préféreraient un allégement, les Canadiens pourraient sans doute s’accommoder du statu quo.

« Si les États-Unis pouvaient ne pas en adopter d’autres, ce serait déjà bien », poursuit-il.

Sans surprise, Darby s’inquiète de la suppression du chapitre 19, le mécanisme de règlement des différends.

« Nous aimerions mieux voir ces dispositions protectionnistes annulées, ou à tout le moins revues à la baisse, et même s’ils préféreraient un allégement, les Canadiens pourraient sans doute s’accommoder du statu quo. »

Dennis Darby  —  Président et chef de la direction, Manufacturiers et exportateurs du Canada

« La présence d’un troisième membre est très importante pour le Canada, et c’est ce que nous avons tenté de faire valoir, signale-t-il. Nos homologues du Sud nous ont demandé d’expliquer pourquoi nous tenons à cette disposition, mentionnant que nous pouvons toujours recourir aux tribunaux civils américains. Le fait est qu’un petit pays traitant avec un pays beaucoup plus gros doit pouvoir bénéficier d’un arbitre tiers indépendant. »

Troisième sujet de préoccupation : les États‑Unis veulent changer les règles d’origine.

« Ce serait extrêmement difficile à accomplir, parce que chaque secteur a ses règles d’origine et qu’il y a des milliers de pages de règles, expose Darby. L’idée de les changer est contraire à ce que l’administration américaine avait jusqu’ici exprimé, à savoir qu’elle souhaite un dénouement rapide du dossier. Ma question : quel problème les États-Unis tentent-ils de résoudre? Nous nous inquiétons des répercussions et des complications éventuelles. »

Birgit Matthiesen, directrice des affaires liées au commerce transfrontalier, Arent Fox LLP

Pas de doute pour Birgit Matthiesen : en choisissant d’amorcer les pourparlers le 16 août – la première date autorisée par la législation américaine –, les États-Unis sont déterminés à en finir le plus rapidement possible avec ces négociations.

« Nos homologues du Sud nous ont demandé d’expliquer pourquoi nous tenons à cette disposition, mentionnant que nous pouvons toujours recourir aux tribunaux civils américains. Le fait est qu’un petit pays traitant avec un pays beaucoup plus gros doit pouvoir bénéficier d’un arbitre tiers indépendant. »

Dennis Darby  —  Président et chef de la direction, Manufacturiers et exportateurs du Canada

Lorsqu’on lui a demandé comment un exportateur canadien devrait réagir, Matthiesen a répondu qu’il devrait d’abord étudier l’exposition de son entreprise aux règles actuelles de l’ALENA.

« Par exemple, il devrait déterminer le pourcentage de sa chaîne de montage destiné aux États-Unis et le pourcentage de ces exportations pour lesquelles l’ALENA lui est profitable, indique-t-elle. Si j’étais lui, je me pencherais sur le risque. “Comment mon entreprise a-t-elle utilisé les règles de l’ALENA pour accéder en franchise au marché américain et aux autres régions visées par l’ALENA? Les règles qui s’appliquent à mon entreprise vont-elles changer? Si oui, les nouvelles règles limiteront-elles mon accès au marché et aux chaînes de montage américains? Quelle sera l’incidence sur mes recettes?” Le chef d’entreprise qui ne peut pas répondre à ces questions doit s’inquiéter. »

Matthiesen conseille également aux exportateurs canadiens de s’adresser au gouvernement fédéral, qui a prolongé indéfiniment la période de consultation des parties intéressées sur la renégociation : « vous devez vous assurer que le gouvernement connaît votre entreprise et vos préoccupations ».

Selon elle, les entreprises les plus lourdement touchées sont probablement celles du secteur automobile, notamment les constructeurs et les fabricants de pièces. Elle classerait aussi dans cette catégorie la fabrication d’acier et la fabrication lourde nord-américaines en général.

« Ce qu’il faut se demander, estime Matthiesen, c’est ce qu’il adviendra si les règles d’origine de l’ALENA sont resserrées ou rendues plus restrictives pour favoriser le contenu américain ou nord-américain. Il faut aussi se demander quels avantages on peut tirer d’un ALENA renégocié. »

Globalement, dit-elle, l’administration américaine a clairement fait comprendre qu’elle entend préserver et créer des emplois aux États-Unis, maintenir et stimuler la production du pays, et éliminer les déficits commerciaux.

« Le gouvernement veut que la production manufacturière ait lieu en sol américain ou, à tout le moins, en sol nord-américain. C’est ce qu’il a dans sa mire. Wilbur Ross a été sans équivoque sur ce point. »

Matthiesen ajoute que l’exportateur voudra sans doute vérifier si son produit appartient à un secteur générant actuellement pour le Canada un excédent commercial avec les États-Unis.

D’autres objectifs de renégociation énoncés par nos voisins du Sud sont aussi dignes de mention. Vu les chaînes d’approvisionnement du Canada avec les États-Unis, les modifications aux dispositions de l’ALENA sur l’approvisionnement sont également source d’inquiétude, étant donné que l’un des objectifs de l’administration américaine consiste à maintenir l’ouverture des marchés canadien et mexicain tout en restreignant l’accès au marché américain.

Selon Matthiesen, les clauses d’exclusion, à savoir l’approvisionnement pour des raisons de « sécurité nationale », de « protection des mœurs, de l’ordre ou de la sécurité publics », de « protection de la vie ou de la santé humaine, animale ou végétale » ou de « protection de la propriété intellectuelle » sont « vastes ».

« Le gouvernement veut que la production manufacturière ait lieu en sol américain ou, à tout le moins, en sol nord-américain. C’est ce qu’il a dans sa mire. Wilbur Ross a été sans équivoque sur ce point. »

Birgit Matthiesen  —  Directrice des affaires liées au commerce transfrontalier, Arent Fox LLP

Et selon elle, l’approvisionnement aux États‑Unis représente « énormément d’argent » pour le Canada.

Son dernier conseil pour les exportateurs canadiens? « Gardez les yeux bien ouverts. Les mots employés semblent vagues, et la plupart peuvent paraître anodins. Mais si l’on considère l’ALENA sous sa forme actuelle, l’état d’esprit dans lequel se trouvent les États-Unis et le document sommaire qui nous a été présenté, les signaux sont très clairs – même si le propos est édulcoré. »

Kristelle Audet, économiste principale, conference board du Canada

Pour sa part, Kristelle Audet s’est dite soulagée par ce qu’elle a pu lire dans le document sur les objectifs des États-Unis. Auteure d’un rapport du Conference Board formulant cinq grandes recommandations pour le Canada dans le cadre de l’ALENA 2.0, elle croit, à la lumière de ces objectifs, que les Américains cherchent uniquement à améliorer et à moderniser l’accord.

Ils semblent notamment vouloir augmenter la couverture des biens, des services et des investissements prévus dans l’accord plutôt que d’en réduire la portée.

« Il y a quelques mois, les États-Unis avaient un plan plus protectionniste, mais on voit aujourd’hui qu’il ne se matérialisera peut‑être pas, souligne Audet. Les changements proposés pourraient en fait s’avérer bénéfiques. »

Une section particulièrement intéressante à ses yeux est celle portant sur l’engagement des États-Unis envers les PME. Ce groupe d’entrepreneurs trouve souvent les règles de l’ALENA trop compliquées et s’en remet simplement aux tarifs de la nation la plus favorisée indiqués par l’Organisation mondiale du commerce.

« Les États-Unis s’engagent à accompagner les PME, ce qui est aussi une bonne nouvelle pour les PME canadiennes », se réjouit Audet.

Elle ajoute qu’il n’y a pas grand-chose d’inquiétant dans les objectifs, du moins pas dans l’optique de son rapport. Le Conference Board appréhendait particulièrement les répercussions pour le secteur automobile, mais le document sur les objectifs ne fait pas explicitement mention de ce secteur, constate-t-elle.

« Il y a quelques mois, les États-Unis avaient un plan plus protectionniste, mais on voit aujourd’hui qu’il ne se matérialisera peut‑être pas. Les changements proposés pourraient en fait s’avérer bénéfiques. »

Kristelle Audet  —  Économiste principale, Conference Board du Canada

« Les règles d’origine pourraient être revues en général, mais le secteur automobile, caractérisé par des règles exceptionnellement complexes et des chaînes d’approvisionnement bien intégrées, brille par son absence. »

Sur le plan de l’approvisionnement, Audet reconnaît que les États-Unis souhaitent maintenir les exigences du « Buy American », qui empêchent les entreprises étrangères de soumissionner à des contrats d’approvisionnement en transport financés par le département fédéral.

« C’est donc particulièrement difficile pour les entreprises canadiennes de soumissionner sur ces projets; cela dit, il ne serait pas facile de négocier de meilleures conditions d’approvisionnement dans le cadre de l’ALENA », affirme-t-elle en faisant état de l’accord que l’OMC a déjà avec de nombreux pays.

« Le mieux pour le Canada, ce serait sans doute de revoir l’Accord sur les marchés publics entre le Canada et les États-Unis [accord distinct] négocié en 2010 », dit-elle. « Lorsque cet accord bilatéral a été mis en place, les deux pays disaient vouloir poursuivre les négociations en vue de le renforcer. »

Comme son rapport n’en traitait pas, Audet n’a formulé aucun commentaire sur le chapitre 19, mais elle a mentionné que, dans l’ensemble, les objectifs représentaient « une bonne nouvelle » pour le Canada, les États‑Unis et le Mexique.

« Le mieux pour le Canada, ce serait sans doute de revoir l’Accord sur les marchés publics entre le Canada et les États-Unis [accord distinct] négocié en 2010. »

Kristelle Audet  —  Économiste principale, Conference Board du Canada

Selon elle, « les trois pays pourraient en ressortir gagnants. Qui aurait pu dire cela il y a quelques mois, quand on nous peignait un portrait commercial protectionniste? »