L’héritage du président Obama fera l’objet de débats pour encore plusieurs générations. Une chose restera toutefois sans équivoque : Barack Obama a donné des moyens d’action à une génération à l’échelle communautaire et ébranlé l’ordre établi en politique avec la première campagne de sociofinancement réussie de l’histoire.

Les chiffres sont ahurissants. Pendant la campagne présidentielle de 2008, l’équipe d’Obama a amassé 750 M USD, dont 600 M provenaient de plus de 3 millions de donateurs – un don moyen d’environ 86 $. Durant la course de 2012 contre Mitt Romney, la campagne d’Obama a amassé 631 M USD en dons individuels, dont 214 M de petits donateurs.

« Le président Obama a lancé le sociofinancement, cela ne fait aucun doute », affirme Teri Kirk, chef de la direction du Portail du financement, entreprise canadienne offrant un service complet aux entreprises désireuses d’obtenir du financement de multiples sources, publiques comme privées. « Les stratégies liées aux donateurs ont été les premières formes de sociofinancement. »

Ce phénomène relativement nouveau repose sur un principe simple : utiliser les médias numériques et sociaux pour rallier à une cause le plus de gens intéressés possible, puis leur demander une contribution ou un investissement direct.

Avançons jusqu’en 2016. Le sociofinancement a évolué au-delà de la sphère politique et des campagnes axées sur les dons; il change radicalement la façon d’amasser des fonds, tant au privé que dans les organisations à but non lucratif. Jusqu’ici, sa croissance à l’échelle mondiale a été fulgurante.

Selon un rapport de 2015 de Massolution, firme de services-conseils et de mise en œuvre spécialisée dans le sociofinancement pour les entreprises privées, publiques et sociales, en 2014, le secteur mondial du sociofinancement a bondi de 167 % pour atteindre 16,2 G USD; ce chiffre était de 6,1 G USD en 2013. L’an dernier, le secteur a de nouveau plus que doublé, atteignant les 34,4 G USD à l’échelle mondiale.

Le rapport attribue le bond de 2014 à une augmentation de 320 % des projets de sociofinancement en Asie. L’Amérique du Nord occupait, la même année, le premier rang mondial pour ce qui est du volume, avec une croissance de 145 % et 9,46 G USD amassés au total. La catégorie la plus populaire cette année-là a été les affaires et l’entrepreneuriat, comptant pour 6,7 G USD.

Selon un rapport du Crowdfunding Center, un portail Web sur le sociofinancement, au Canada en 2015, 8 677 projets ont généré 40,6 M$.

Exemples de réussites canadiennes

On distingue généralement deux catégories de campagnes de sociofinancement : par actions ou non. Au Canada, le sociofinancement par actions – qui permet aux investisseurs (d’où le « socio- ») d’acquérir des parts dans l’entreprise – est relativement nouveau, et régi par l’organisme de réglementation des valeurs mobilières de chaque province. Il n’y a donc pas de norme nationale.

« En Ontario, on peut amasser 1,5 M$ par la vente publique d’actions, mais en Colombie‑Britannique, c’est 500 000 $ maximum, explique Mme Kirk. C’est typique de la réglementation canadienne : elle change selon la province. »

Plusieurs provinces ont adopté des règlements pour encadrer le sociofinancement par actions : Ontario, Saskatchewan, Alberta, Manitoba, Colombie‑Britannique, Québec, Nouvelle-Écosse et Nouveau‑Brunswick. On attribue d’ailleurs au secteur 280 M$ d’investissements en 2015 – le double des investissements de 2014 –, et la hausse devrait continuer une fois la réglementation en place.

Quant au sociofinancement sans vente d’actions, qui constitue 83 % des campagnes au Canada, il est axé sur les récompenses, la vente de produits ou d’autres résultats comme la réalisation de projets philanthropiques ou artistiques (livres, films, etc.).

De plus en plus d’entrepreneurs et de jeunes entreprises qui amassent des fonds par sociofinancement se tournent vers des plateformes bien connues comme Kickstarter et Indiegogo pour puiser dans leurs bassins d’investisseurs.

Kickstarter, dont la mission est de donner vie aux idées créatives, a financé 110 000 projets depuis son lancement en 2009. Plusieurs campagnes canadiennes figurent parmi ses réussites, dont celles d’Eric Migicovsky, entrepreneur canadien et inventeur de la Pebble Watch, qui peut se vanter d’être l’instigateur de trois des cinq campagnes les plus lucratives de l’histoire de Kickstarter.

Au départ, M. Migicovsky choisit le financement traditionnel. En 2012, après avoir essuyé le refus d’investisseurs providentiels et de sociétés de capital-risque, il décide d’essayer la plateforme. À l’époque, il pulvérise les records de sociofinancement en amassant plus de 10 M USD auprès de 69 000 bailleurs de fonds du monde entier. M. Migicovsky revient à la charge en 2015, cette fois pour financer son nouveau modèle de montre – Pebble Time –, et recueille plus de 1 M$ en une heure. La campagne établit un nouveau record de sociofinancement : 20,4 M$ au total.

Mais l’histoire d’Eric Migicovsky n’est pas unique en son genre.

Selon Neil D’Souza, s’il s’était lancé dans l’exportation suivant la méthode traditionnelle, son entreprise, la Torontoise Mass Fidelity, ne serait pas où elle est aujourd’hui.

C’est plutôt aux quatre coins du globe qu’il a cherché des bailleurs de fonds, par une campagne de sociofinancement sur Indiegogo, autre populaire plateforme en ligne pour les entrepreneurs.

« Cette décision a tout changé », affirme M. D’Souza, dont l’entreprise fabrique un système audio de pointe appelé Core. « En plus de dépasser toutes nos attentes (financières), notre entreprise est réellement devenue internationale du jour au lendemain. »

Grâce à Indiegogo, l’entreprise a dépassé son objectif de se procurer 48 000 USD la première journée; au final, elle a recueilli de plus de 4 800 bailleurs de fonds un total de 1,5 M$, et a généré un autre million de dollars en préventes avant de commencer la distribution de Core à sa clientèle dans 102 pays vers la fin de l’année dernière.

Découvrez le parcours d’exportation de Mass Fidelity ici.

Quand l’exportation précède la fabrication

« Pour beaucoup d’entreprises, l’exportation devance pratiquement la fabrication », affirme Christopher Charlesworth, chef de la direction à HiveWire, développeur torontois de plateformes de sociofinancement et organisateur de campagnes. « [Le sociofinancement] change la donne parce qu’il permet de diviser le risque inhérent au démarrage d’un projet en de nombreuses petites parts; le risque devient facile à assumer pour les investisseurs. C’est d’autant plus important en contexte canadien, car ces dernières années, le capital-risque disponible a beaucoup diminué. »

HiveWire a créé une base de données rassemblant plus de 600 000 campagnes de sociofinancement de partout dans le monde. L’objectif : étudier les données d’un point de vue empirique pour mieux comprendre le phénomène.

« C’est une optique différente : on peut réellement voir ce qui se passe pour comprendre le sociofinancement à partir des activités sur le terrain, souligne M. Charlesworth. Elle nous donne une vision plus complète, qui englobe la perspective du bailleur de fonds, de l’équipe technique et des responsables de la campagne. »

HiveWire a ainsi relevé plusieurs tendances principales, notamment que contrairement à ce qui est vrai pour le commerce, les investisseurs ne choisissent pas un projet uniquement d’un point de vue transactionnel.

« La décision de participer au sociofinancement repose largement sur le lien qui s’établit avec les entrepreneurs, explique M. Charlesworth. Les bailleurs de fonds sont très curieux : ils veulent connaître les entrepreneurs, leurs valeurs, l’histoire derrière leur produit ou service, et la manière dont ils comptent changer les choses. »

Une autre observation intéressante : peu importe la plateforme, plus de 90 % des investisseurs sont recrutés grâce à la promotion des entrepreneurs. Ces derniers doivent s’investir pleinement et tisser leurs réseaux avant même de lancer leur campagne pour qu’au moment du déploiement, ils aient des gens à qui en parler.

De plus, si on le compare aux moyens habituels de lancer un nouveau produit sur le marché, le sociofinancement a aussi l’avantage de faire connaître immédiatement la marque aux clients.

« C’est primordial, ajoute M. Charlesworth. Le sociofinancement représente à la fois une occasion de marketing et une chance d’établir une présence sur le marché. Le public vient à connaître le produit ou le service sans qu’un sou n’ait été dépensé en marketing direct. Simplement par le bouche à oreille, l’attention que les entreprises s’attirent en offrant des actions sur les médias sociaux augmente grandement leur visibilité, ce qui n’a pas de prix. »

Combler l’écart entre les sexes

Le sociofinancement comble aussi l’écart entre les sexes dans le domaine du financement.

« D’après nos recherches, 35 % des campagnes réussies sont menées par des femmes, remarque M. Charlesworth. C’est notable, parce que d’autres sources montrent qu’il est généralement plus difficile d’obtenir du financement pour elles. Le sociofinancement comble donc un écart bien réel en matière d’accès aux capitaux. »

Cependant, les campagnes de sociofinancement ne réussissent pas toutes. En 2015, leur taux de succès au Canada était de 20 % seulement.

La clé d’un sociofinancement réussi?

Planification, préparation et promotion.

« Le sociofinancement doit être pris au sérieux; c’est une entreprise d’envergure, affirme Daniel Blumer, pdg de Revol Technologies. Il faut s’assurer d’être préparé et d’avoir réglé tous les détails. »

Christopher Charlesworth est d’accord. Son entreprise a élaboré un processus méthodique pour un sociofinancement gagnant, lequel commence longtemps avant la campagne.

« Les variables à considérer sont nombreuses, souligne-t-il. L’essentiel, c’est de prévoir au moins autant de temps pour la préparation que pour la campagne elle-même. »

Parmi les tâches essentielles à la préparation d’une campagne de sociofinancement, il faut notamment définir le public cible et trouver comment susciter son appui par une proposition de valeur solide. Ensuite, il s’agit de raconter l’histoire derrière le produit ou le service, habituellement au moyen d’une vidéo livrant un message « clair, mémorable et inspirant, en plus de demander une contribution ».

Les données de HiveWire révèlent que les campagnes qui présentent une vidéo réussissent beaucoup mieux que les autres.

« C’est quand les gens présentent leur travail avec authenticité et ont une idée précise de la valeur qu’ils créent que le sociofinancement fonctionne vraiment », explique M. Charlesworth.

Parlant d’expérience, M. Blumer souligne qu’à Revols, son équipe s’est renseignée sur les pratiques exemplaires à utiliser sur Kickstarter avant de lancer sa campagne.

« Il n’est pas nécessaire de réinventer la roue, conseille-t-il. Inspirez-vous simplement des campagnes qui ont réussi. »

La perspective de l’Agence du revenu du Canada

Le sociofinancement étant relativement nouveau, le traitement que prévoit l’Agence du revenu du Canada (ARC) pour les sommes générées demeure une zone grise. Dans une note d’avril 2015, l’ARC dégageait des catégories précises dans lesquelles ces revenus pouvaient entrer. Par conséquent, l’ARC traite les campagnes de sociofinancement au cas par cas.

La note précisait que, selon les circonstances, l’ARC traiterait les fonds amassés par un contribuable au moyen du sociofinancement en tant que prêt, apport de capital, cadeau, revenu ou une combinaison de ce qui précède. Toutefois, puisque les modalités de ce type d’entente peuvent varier grandement, elle évaluera chaque situation au cas par cas avant de trancher sur les incidences fiscales d’une entente de sociofinancement en particulier.

La question du paiement de la TPS/TVH se posera aussi si l’ARC considère les fonds comme des revenus.

« C’est complexe, affirme Teri Kirk. Les entreprises doivent donc s’informer et prendre les mesures nécessaires. »

Conclusion? Le sociofinancement a ouvert beaucoup de nouvelles voies aux entreprises canadiennes et ébranle les modèles de financement traditionnels. Comme Mme Kirk le remarque, ce secteur changera probablement très vite dans les prochaines années.

« Tout ce qui permet aux entreprises canadiennes d’accéder à de nouveaux capitaux constitue une excellente nouvelle, dit-elle. Le sociofinancement est un outil très important, et tout fabricant ou exportateur devrait idéalement y songer. Toutefois, offrir des parts d’une entreprise “à tous” est une façon complexe d’acquérir de petites quantités de capitaux. Il y a des avantages et des inconvénients, des risques et des bénéfices. »

« Il est crucial de comprendre que le sociofinancement est conçu pour permettre aux entreprises en démarrage d’amasser une somme d’argent modeste, et devrait être vu comme un élément d’une stratégie de financement plus large. »