Affirmer que nous vivons à une époque marquée par une incertitude croissante, ce serait peu dire en vérité. La conjoncture des dernières années a obligé les économistes à réviser leurs prévisions, mettre à jour leurs modèles et réexaminer des corrélations éprouvées et des règles d’or bien établies. C’est notamment le cas pour les cours pétroliers.
En mars 2022, après que la Russie a annoncé son « opération militaire spéciale » en Ukraine, des prévisionnistes crédibles ont évoqué le spectre d’un cours pétrolier à 200 dollars le baril, advenant la décision de l’Occident d’interdire les importations de pétrole brut russe. Deux ans plus tard, qui aurait imaginé le scénario suivant : le maintien des restrictions sur le pétrole russe; une guerre au Moyen-Orient; une réduction de 5 % de la production de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole); des perturbations majeures du commerce maritime dans la mer Rouge et un baril de pétrole se négociant aisément sous la barre des 100 dollars. Si on avait présenté un tel tableau, on nous aurait demandé de renoncer à notre habit d’académicien et de remettre notre exemplaire annoté de La richesse des nations; on nous aurait aussi sans doute banni des rangs de cette science démoralisante.
Le 7 octobre – journée des attaques du Hamas contre Israël –, le cours du pétrole brut a initialement augmenté d’environ 3 dollars le baril, puis il a bondi de 8 dollars pour atteindre un sommet le 18 octobre. Depuis, le cours du Brent se négocie en deçà de son niveau d’avant les attaques. Comment l’expliquer?
Le cours de l’or noir, tout comme celui des autres produits de base, est soumis à l’influence d’événements géopolitiques et de la confiance générale du marché; cela dit, il est fondamentalement dicté par la loi de l’offre et de la demande. Sur le front de la demande, on constate que l’économie mondiale a déjoué en grande partie les pronostics annonçant un désastre imminent. Pourtant, les coûts et les taux d’intérêt obstinément élevés minent l’activité des consommateurs et des entreprises à l’échelle planétaire. La Chine, premier importateur de pétrole, ne s’est pas encore totalement remise des contrecoups de la crise de son secteur immobilier. La déconvenue chinoise a d’ailleurs plombé la demande adressée à l’ensemble de la filière des matières premières industrielles, y compris le pétrole brut.
Une autre dynamique est aussi à l’œuvre, plus fondamentale que la fluctuation cyclique des mécanismes de la demande mondiale : le monde a renforcé sa résilience énergétique. Aux États-Unis, les nouveaux producteurs continuent d’exploiter les gisements d’huile de schiste. Parallèlement, le pétrole du Brésil et du Guyana enrichit l’offre mondiale. Le Canada, quant à lui, se prépare à déverser environ un demi-million de barils de pétrole supplémentaires sur les marchés au cours de l’année à venir. Même le pétrole russe trouve preneur auprès des pays en quête d’une bonne affaire. À vrai dire, la contribution actuelle de l’OPEP+ représente environ la moitié du marché mondial, soit la plus faible proportion depuis la création de ce cartel en 2016.
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Les consommateurs se tournent de plus en plus vers des sources d’énergie moins traditionnelles, avec comme résultat une électrification rapide des économies du globe. Les progrès technologiques et le resserrement de la réglementation environnementale portent les capacités de génération de l’électricité de source solaire à des niveaux records– et la cadence s’accélère – pendant que les coûts marginaux de production des énergies renouvelables diminuent. Tous ces efforts sont appelés à s’intensifier à mesure que les taux d’intérêt baissent et que les investissements vers ces secteurs se multiplient.
La transition énergétique explique en partie cette impulsion, mais les gains en matière d’efficacité énergétique engendrent aussi des retombées positives – surtout en Europe – après que la région a décidé d’un commun accord de s’affranchir du pétrole russe. Au-delà du continent européen, le monde a considérablement réduit l’énergie utilisée pour produire les mêmes extrants.
La dépendance mondiale envers les combustibles fossiles a reculé de plus de 50 % ces quatre dernières décennies, tandis que l’intensité pétrolière a perdu 69 %, celle du gaz naturel 43 % et celle du charbon 56 %. Durant ce même intervalle, la dépendance aux combustibles fossiles a chuté de 48 % au Canada et de 62 % aux États-Unis, et la dépendance envers le pétrole a dévissé de 58 % et 64 %, respectivement.
Quel est l’impact de ce mouvement sur les marchés pétroliers? Qui dit dépendance plus faible envers le pétrole, dit aussi compression des marges des producteurs. De ce fait, la concurrence pour saisir des parts de marché risque de s’exacerber; les pays ayant un cours critique de rentabilité plus élevé subiront donc des pressions. Le Canada se classe au troisième rang pour ce qui est des réserves mondiales prouvées, mais il doit composer avec des procédés d’extraction complexes et coûteux. De son côté, l’Arabie saoudite est un producteur flexible où les réserves sont vastes et les coûts de fabrication moindres. Le Royaume peut donc aisément accroître ou diminuer la production pour jouer sur le cours des marchés. D’ailleurs, l’Arabie saoudite fait figure de producteur d’ajustement (swing producer). Il dispose d’une capacité excédentaire d’environ trois millions de barils par jour dans laquelle il peut facilement puiser pour regagner des parts de marché.
Le Canada est relativement protégé de la concurrence des marchés mondiaux. La majorité du pétrole que nous exportons est acheminé par un réseau de pipelines bien établi vers des raffineries américaines dans le Midwest et la côte du golfe du Mexique – un réseau capable de raffiner le pétrole canadien plus lourd. Toutefois, dans un horizon à long terme, en tenant compte du fait que la transition énergétique n’est pas un parcours linéaire et qu’elle est façonnée par de multiples facteurs, les exportateurs canadiens de l’industrie pétrolière feront inévitablement face à une concurrence plus vive de la part des producteurs à bas coût.
Conclusion?
Ces dernières années, les producteurs canadiens ont joué un rôle central en contribuant au maintien de la sécurité énergétique mondiale, sur fond de regain des tensions géopolitiques. Dans le même temps, le secteur a beaucoup réduit l’intensité de ses émissions. L’année 2024 promet d’être marquante pour le secteur pétrolier du Canada. En effet, le projet d’agrandissement de l’oléoduc Trans Mountain devrait augmenter la capacité d’exportation du Canada et ouvrir de nouveaux marchés en Asie. Toutefois, le secteur est confronté à des perspectives difficiles à long terme. Les producteurs canadiens doivent par conséquent investir pour abaisser leurs coûts, ajouter de la valeur, améliorer leur productivité carbone et tirer parti des mécanismes en place pour tracer la voie vers la transition énergétique. Ce secteur étant un contributeur vital à l’économie canadienne, nous devons nous assurer que son essor est pérenne.
Nous tenons à remercier chaleureusement Zhenzhen Ye, analyste au sein de l’Équipe des renseignements sur les secteurs et les pays, pour sa contribution à la présente édition.
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