Au début des années 1970, alors que Robert Charlebois revenait à Montréal pour revoir Concepción et que Beau Dommage avait les pieds pendant au bout du quai à Châteauguay, les artistes canadiens étaient nombreux à se rendre compte que c’était petit chez eux, que le marché international semblait inaccessible et impénétrable et qu’ils devaient zieuter les États-Unis.

Aujourd’hui, les artistes canadiens voient l’exportation de leur musique d’un tout autre œil.

En effet, bien qu’ils considèrent toujours le marché américain comme l’apothéose, Steve Kane explique que davantage d’artistes canadiens et leurs équipes d’exportation sautent sur l’occasion de percer ailleurs, comme en Scandinavie, en Europe et en Australie, s’ils pensent pouvoir s’y tailler une place.

Fort de 30 années d’expérience dans le milieu de la musique canadienne et président de Warner Music Canada depuis 14 ans, M. Kane explique que la montée de la diffusion en continu a mondialisé le marché, notamment grâce aux données complexes indiquant qui écoute de la musique canadienne et où.

Voilà qui élargit les possibilités d’exportation. « On peut tirer des conclusions en analysant les données des services de diffusion en continu », explique M. Kane, ajoutant que les artistes doivent envisager ces nouveaux marchés avec leurs équipes et trouver le moyen de transformer les écoutes en produit exportable. « Il faut prendre des risques et investir. »

Si les chiffres sont souvent incomplets, tous s’entendent pour dire que le Canada n’a jamais autant exporté de musique. Cela s’explique en grande partie par l’évolution de l’industrie canadienne, qui peut aujourd’hui exploiter davantage de débouchés extérieurs.

Dans les années 1960 et 1970, les vedettes canadiennes comme Paul Anka, Anne Murray et Joni Mitchell devaient se tourner vers les États‑Unis pour se faire un nom. Comme l’explique Eric Alper, expert chevronné en relations publiques dans le domaine, « l’industrie canadienne n’avait aucune infrastructure à l’époque. Il n’y avait aucune grande maison de disque avec des équipes de marketing. Et les stations de radiodiffusion n’étaient pas tenues de jouer du contenu canadien pour faire valoir le talent local. »

Un virage s’amorce toutefois dans les années 1980, avec la montée des vidéoclips et, au Canada, de MuchMusic/MusiquePlus. Le roulement d’un vidéoclip sur cette chaîne agit alors comme un formidable levier, faisant bondir les ventes sur support physique et augmentant la diffusion à la radio au Canada. Certains Canadiens font d’ailleurs sensation sur les marchés d’exportation (citons Bryan Adams, Corey Hart et k.d. lang). Mais la révolution est loin d’être terminée, tant en ce qui concerne la technologie que la place du Canada sur la scène internationale.

En l’espace de quelques années au cours de la décennie 1990, le monde découvre Céline Dion, Shania Twain, Alanis Morrissette et Sarah McLachlan; toutes deviennent des vedettes internationales et vendent des millions d’albums.

Les artistes canadiens qui suivent « profitent de la voie tracée par Bryan Adams, Shania Twain, Alanis Morissette et compagnie. Ils peuvent choisir ce qui leur convient », explique M. Alper. Cela dit, « le monde a bien changé : il n’y a plus de marché pour la vente sur support physique. »

Devenue viable, la diffusion en continu fournit des données sur la répartition géographique de l’écoute de la musique canadienne. « Depuis 15 ans, il est presque impératif d’intégrer un volet d’exportation à la stratégie marketing lorsque l’on signe un contrat avec un artiste canadien. C’est indispensable pour perdurer », ajoute M. Alper.

Selon M. Kane, la diffusion en continu a aussi changé la manière d’approcher les marchés.

« Autrefois, je devais obtenir l’aval de collègues en Espagne, en France ou en Allemagne avant même de lancer quoi que ce soit [là-bas]. » Aujourd’hui, puisque la musique canadienne est déjà offerte en format numérique dans pratiquement tous les marchés d’exportation, Warner Music Canada n’a qu’à mandater des « superfans » et d’autres agents de promotion à l’étranger. Avec un peu de chance, la campagne « suscite assez d’engouement pour que mon collègue en Allemagne — ou même une maison indépendante — s’engage à lancer l’album. » Dans tous les cas, un Canadien de plus peut faire connaître sa musique à l’étranger grâce à la diffusion en continu, aux téléchargements et aux concerts.

M. Kane donne l’exemple du groupe Courage My Love, sous contrat avec Warner Music Canada, qui vient de terminer sa deuxième tournée en Europe sans y avoir jamais vendu aucun disque ou album physique. Puisque sa musique est offerte en format numérique, « le groupe peut exploiter ce filon ».

L’exportation de la musique canadienne atteint-elle de nouveaux sommets? « Absolument », affirme M. Kane. Après tout, en cette ère de données et de frontières abolies, des Canadiens comme Drake, Justin Bieber, The Weeknd et Alessia Cara figurent parmi les plus grands noms de la musique.

« On commence à comprendre qu’après quatre ou cinq tentatives ratées de pénétration du marché américain, il est peut-être temps de s’essayer ailleurs », conclut M. Kane.