Est-ce que la technologie fait disparaître des emplois? La contre-performance persistante du marché de l’emploi depuis la fin de la récession pousse les décideurs, les analystes et le grand public à accuser la numérisation, la robotique, l’intelligence artificielle et compagnie de vider le marché du travail et de voler à la génération Y l’espoir qu’entretenaient ses aïeux à cet âge et à cette étape de leur vie. Ce n’est sans doute pas complètement faux. Mais est-ce complètement vrai? Se pourrait-il que nos craintes soient un peu exagérées?
À première vue, la thèse d’une nouvelle révolution industrielle, accompagnée de toutes ses conséquences négatives, semble tenir la route. Mais si on regarde ses principaux arguments d’un peu plus près, il est clair que beaucoup ont cessé de parler de cycles économiques : soudain, tous nos maux sont dus aux changements structurels, quels qu’ils soient. Malheureusement, on encourage les analystes à se focaliser sur ces facteurs structurels, à inventer des néologismes pour les désigner, voire à exagérer leur rôle. Selon moi, cette tendance a camouflé le rôle essentiel du cycle dans la conjoncture actuelle. De toute évidence, les difficultés qui affligent aujourd’hui le marché du travail sont en grande partie attribuables aux aléas de l’économie, qui se font peut-être un peu plus persistants que d’habitude.
Toujours sceptique? Rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, après une explosion de la technologie, les taux de chômage ont atteint des creux historiques comme on n’en avait jamais vu depuis des décennies. Les économistes considéraient ces taux comme inatteignables sans une croissance débridée des salaires; et pourtant, le coût de la main-d’œuvre s’est maintenu. Et ce passé n’est pas si lointain : 2001 et 2008.
Les données actuelles portent à croire que la situation se répète. Le taux de chômage aux États-Unis est à 3,9 %, soit presque à son plus bas, et les salaires sont assez stables. L’Europe est sur la même trajectoire, se rapprochant rapidement des creux récents de son taux de chômage paneuropéen. Mais cette fois, la participation au marché du travail est nettement inférieure à la normale, tout comme les ratios emploi-population. Par conséquent, les taux de chômage « réels » – un indicateur reconnu et utilisé par la Fed – sont beaucoup plus élevés. Fait encore plus inquiétant, ce n’est pas seulement à cause du vieillissement de la population : la faible participation des jeunes – la génération Y – est alarmante. C’est là que les tenants de la vision « structurelle » crient victoire. Ont-ils raison?
Pas entièrement. Le Canada est déjà passé par tout ce cycle. Dans les années 1990, les compressions budgétaires massives au fédéral et au provincial ont entraîné une reprise sans emploi, et les jeunes – à l’époque, la génération X – ont passé leur tour en grand nombre. Sans surprise, beaucoup ont dénoncé des changements structurels permanents, ce qui s’est révélé pratiquement faux sur toute la ligne après coup. Certains changements étaient réellement structurels, mais dans l’ensemble, tout est revenu à la normale. Serait-ce la même chose aujourd’hui?
Il est vrai que la technologie remplace de nombreux emplois; nos craintes sont donc ancrées dans la réalité. Mais c’est le secteur de la construction qui nous donne l’heure juste. Il a été frappé de plein fouet – des deux côtés de l’Atlantique – par le pire ralentissement mondial depuis la grande dépression. Il ne s’était jamais vraiment remis, mais il remonte maintenant la pente. Il a été plongé dans le marasme si longtemps que de nombreux emplois sont simplement disparus. Désormais, le marché indique que les travailleurs doivent revenir, et il a des mécanismes intéressants pour les inciter à le faire : la demande croissante exerce une pression sur la capacité existante, puis le prix des contrats augmente, ce qui favorise l’embauche. Selon notre estimation, la demande comprimée est assez forte pour maintenir la pression pendant des années. L’histoire se répète encore une fois, sous nos yeux.
L’idée semble un peu trop simpliste, mais si les comptables ont raison, les travailleurs semi-qualifiés sont la principale source d’inquiétude des éternels angoissés de la technologie. Et pour la première fois depuis longtemps, ils font l’objet d’une demande accrue. La question est de savoir si l’économie, séduite par des arguments structurels, saisira l’occasion ou la laissera passer. Seul le temps nous le dira, mais la trajectoire actuelle laisse entrevoir un enthousiasme croissant.
La révolution industrielle est bien réelle, et nous devons rester à l’affût de ses conséquences négatives. Or, la demande augmente, tant sur les marchés développés que sur les marchés émergents, et nous commençons à manquer de capacité. Le fait de l’accroître aidera à intégrer les sans-emploi.