Les modèles économiques ont été bousculés ces dix dernières années. À maintes reprises, d’éminents experts ont dénoncé le caractère périmé des vieux axiomes et affirmé que dans la nouvelle réalité, il faut réécrire les règles. Au milieu de ce rééquilibrage en temps réel, les prévisionnistes continuent leur travail – et le citoyen ordinaire se demande, j’en suis persuadé, en quoi consiste cet exercice d’analyse d’éléments hétéroclites… Alors, un nouveau modèle économique est-il en train d’émerger, et dans l’affirmative, à quoi ressemble-t-il?
L’analyse économique fondée sur des modèles est utilisée depuis des décennies. Leurs algorithmes ont, au départ, été empruntés à des modèles ayant cours en physique, la nature simultanée des processus électroniques s’apparentant aux interactions économiques. Les premiers modèles économiques ont été accueillis avec un enthousiasme généralisé, mais leur piètre performance, du moins au début, en ont déçu plusieurs et ont fait naître de sérieux soupçons sur cette approche plus scientifique.
Nullement découragés, les passionnés des modèles se sont mis au travail, mettant au point et affinant les techniques d’estimation, les tests et les filtres, entre autres, et permettant une appréciation plus rigoureuse de ces constructions mathématiques. Résultat : les modèles ont gagné en respectabilité. D’ailleurs, les prévisionnistes avertis utilisent généralement des systèmes reposant sur des modèles.
Les économistes ont recours à ces systèmes, mais pas seulement : les créateurs de modèles financiers, ayant accès à un déluge de points de données hautes fréquences, sont une force de premier plan dans l’économie mondiale actuelle. Toutefois, il y a un bémol. Nous avons observé les limites évidentes de ces modèles dans des affaires très médiatisées comme le scandale d’Enron; de même, la grande récession a terni la réputation des modèles qui présentaient un horizon à court terme – et ils ont contribué au quasi-effondrement du système financier mondial en 2008. Cette grande frayeur a alimenté la crainte envers les modèles et même soulevé de la colère à l’égard de la puissance qu’ils exercent et de leur capacité à provoquer une débâcle presque généralisée.
Heureusement, ce nouvel élan de cynisme n’a pas atteint le secteur économique. Toutefois, nous avons connu des déconvenues après la récession. Les projections initiales d’une reprise rapide, avec en toile de fond la mise en œuvre de vastes programmes de relance dans plusieurs pays, ne se sont pas réalisées quand les dépenses ont atteint un sommet. Depuis, la profession se montre plutôt réservée, se démenant pour prédire l’avenir à partir d’une conjoncture morose d’une longueur inhabituelle. De brillants spécialistes se demandent même publiquement si ces modèles fonctionnent encore.
Curieusement, alors que le monde industrialisé parle de robotique, d’apprentissage machine et d’intelligence artificielle, la dimension mécanisée de la profession est confrontée à un dilemme. Cette situation est peut-être révélatrice du fait que l’apprentissage peut survenir dans des processus en grande partie répétitifs, mais complexes. En économie, où on recense des éléments répétitifs et une foule d’éléments aléatoires, il faudra sans doute attendre un peu avant que les outils, notamment ceux issus de la robotique et de l’intelligence artificielle, puissent être utiles.
Plus précisément, de manière générale, l’apprentissage machine s’intéresse aux corrélations à court terme, et moins aux causes. Cela pourrait convenir dans un cycle économique normal, mais étant donné les nombreuses anomalies du cycle actuel – comme les programmes de relance budgétaire, la politique monétaire hors du commun, le protectionnisme et les changements matière de gouvernance – les machines, laissées à eux-mêmes, ont peiné à la tâche. Et si nous avons raison de dire que le dernier cycle a été pratiquement deux fois plus long que le cycle habituel, le recalibrage de séries de données insuffisantes se répercutera sur tous les modèles.
Autrement dit, les modèles économiques seraient toujours tributaires du facteur humain. La situation actuelle exige de l’expérience et une mémoire à plus long terme des événements afin d’établir correctement les relations qui s’imposent. Il semblerait donc, pour l’heure, que les travailleurs plus âgés ayant conservé des souvenirs intacts soient devenus, fait inhabituel, des éléments précieux pour l’établissement des stratégies financières, économiques et commerciales. Les machines rattraperont sans doute leur retard, mais la science des prévisions demeurera, pour une bonne part, un art.
Conclusion?
Formuler des prévisions n’a jamais été une mince tâche. Les météorologues d’antan le savent bien. Par chance, les données et la puissance des ressources informatiques ont permis d’accéder à des outils toujours plus pointus pour établir des prévisions. Cela dit, la plus grande prudence est toujours de mise au moment d’utiliser ces outils dans la sphère économique et financière, tout particulièrement les processus automatisés. Les mégadonnées ne supposent, ni ne garantissent, de meilleurs résultats. Un jour, peut-être, réussirons-nous à percer l’essentiel du mystère. Dans l’intervalle, les limites actuelles soulignent fortement la nécessité d’une intervention humaine, bien manifeste dans le cas présent; elle constitue assurément un élément primordial du processus.