4 raisons de garder confiance pendant les pourparlers sur l’ALENA

Quiconque lit chaque jour les grands titres portant sur l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) peut avoir l’impression d’assister à un match de ping-pong nouveau genre. Autour de la table de négociation, les trois joueurs s’échangent des spéculations et des déclarations provocantes qui se retrouvent souvent à la une de nos journaux. Rien d’étonnant à ce que certaines entreprises canadiennes aient des craintes quant à l’avenir de l’ALENA.

« Près du quart des entreprises canadiennes nous disent que les négociations sur l’ALENA affectent leurs affaires », a souligné Stephen Tapp, économiste en chef adjoint d’EDC, lors d’un webinaire en direct présenté le 1er février et intitulé L’ALENA et l’indice de confiance commerciale du Canada. « L’avenir de l’accord les inquiète. »

Mais Tapp a tenu à nuancer : les trois quarts des entreprises interrogées disent que leurs plans de croissance ne sont aucunement perturbés. Et comme la sixième ronde de négociations, tenue à Montréal à la fin janvier, venait de se conclure en beauté, Tapp et les autres panélistes ont présenté quatre raisons d’avoir confiance au commerce extérieur canadien, peu importe le sort de l’ALENA.

Les entreprises canadiennes ont un plan d’urgence

En présentant aux internautes les résultats du sondage mené par EDC à l’automne auprès de 1 000 exportateurs, Tapp a tenu à souligner que les entreprises canadiennes qui laissent les pourparlers influer sur leurs plans d’affaires restent minoritaires.

Selon l’indice de confiance commerciale d’EDC, 23 % des entreprises canadiennes qui se disent préoccupées par l’issue de ces pourparlers abordent la situation avec pragmatisme :

  • 6 % d’entre elles envisagent d’apporter des ajustements, ou de déménager leurs activités aux États‑Unis;
  • 6 % attendent d’en savoir plus;
  • 5 % explorent de potentiels nouveaux marchés.

Selon Tapp, la plupart des entreprises ne font pour l’instant que soupeser leurs options. Par exemple, l’idée qu’ont certaines de s’implanter aux États-Unis s’inscrit dans un plan de contingence : rien n’est imminent.

« Concrètement, aucun déménagement n’a eu lieu », précise-t-il, son collègue Mark Warner ajoutant que si divers facteurs entrent en jeu, comme la taille de l’entreprise, son secteur d’activité ou son exposition aux droits de douane, toutes gagnent à explorer diverses possibilités.

« Les plus grosses entreprises sont celles qui peuvent se permettre les investissements les plus audacieux  », note Warner, spécialiste principal des affaires internationales chez MAAW Law, société d’experts-conseils. « Ce sont elles qui commencent à évaluer les risques et à estimer qu’elles gagneraient peut-être à passer la frontière. »

Quant aux rares entreprises qui misent sur une approche plus conservatrice, c’est-à-dire qui attendent avant d’aller de l’avant avec les embauches et les investissements, elles pourraient bien finir par « revigorer l’économie canadienne ».

« Les gens qui patientent en attendant de savoir ce qui adviendra de l’ALENA vont réinvestir quand ce sera réglé », prédit Tapp.

La diversification des marchés est par ailleurs l’approche la plus proactive évoquée par les exportateurs canadiens, ce qui, toujours selon Tapp, est une conséquence positive de cette période de flottement : « Les entreprises canadiennes qui constatent que percer le marché américain pourrait devenir plus difficile se tournent vers l’Asie et l’Europe. On sentait déjà une volonté bien réelle de diversifier l’activité commerciale canadienne, et l’ALENA ne fait que l’exacerber ».

Les dossiers épineux progressent

Même si nous ne pouvons pas savoir ce qui se trame vraiment derrière les portes closes, les discussions tenues à Montréal semblent avoir porté sur des enjeux plus complexes, souligne la troisième panéliste, Meredith Lilly, titulaire de la Chaire Simon‑Reisman en affaires internationales de l’Université Carleton.

« Il y a eu un changement de ton, on a senti plus d’optimisme, surtout du côté canadien  », dit Lilly. « C’est bien d’avoir rapidement bouclé le chapitre sur la lutte contre la corruption, mais les trois pays veulent évidemment venir à bout de ce fléau. Par contre, c’est encore mieux d’en avoir ajouté un qui traite des PME. À Montréal, on a perçu une volonté d’aborder des sujets corsés. »

Dans cette sixième ronde, le Canada et le Mexique ont notamment défendu des idées touchant des enjeux plus délicats, comme la clause de résiliation proposée par les États‑Unis.

« Aux cinq ans, l’ALENA pourrait être annulé, à moins qu’il ne soit approuvé par les deux chambres du Congrès », précise Lily. « Est-ce qu’un tel scénario peut vraiment se concrétiser? Bonne question, mais ce n’est assurément pas ainsi que doivent fonctionner les accords commerciaux. »

En janvier, le Mexique et le Canada y sont allés d’une contre-offre, proposant plutôt que l’ALENA fasse l’objet d’un examen quinquennal.

« Ça me semble très encourageant, » note Lily. « Jusqu’à un certain point, si nous avions disposé d’un processus officiel comme celui‑là, nous ne serions peut-être pas en train de renégocier l’intégralité de l’entente. »

Warner ajoute que l’empressement du Canada et du Mexique à proposer une autre approche indique leur désir d’en arriver plus rapidement à une résolution.

« Ce qui rend les négociations pénibles depuis le début, c’est l’idée que les Américains, qui veulent en rééquilibrer les termes, n’en ont jamais assez », explique Warner. « Ça touche notamment le règlement des différends en matière d’investissements, mais aussi les mécanismes que prévoit l’ALENA pour la révision de décisions sur les mesures antidumping, les droits compensateurs et les recours commerciaux. À Montréal, le Canada, sans donner pleine satisfaction aux États-Unis sur le fond, a toutefois su faire montre d’une certaine ouverture. Les représentants américains ont donc pu dire à leurs patrons – car nous avons tous un patron dans ce milieu – qu’il était possible de dialoguer avec les Canadiens et les Mexicains, et qu’il valait donc la peine de poursuivre les négociations. »

Les négociateurs mettent de côté l’aspect politique pour tenter de trouver un terrain d’entente

« Un bon négociateur commercial ne s’intéresse pas aux positions, mais aux intérêts des parties prenantes », observe Lilly. « Et les États-Unis ont tout intérêt à demeurer au sein de l’ALENA et à le préserver. »

Si les règles d’origine sont toujours un point contentieux des accords commerciaux, elles sont une vraie pierre d’achoppement des actuels pourparlers.

« Les règles d’origine permettent de définir quelle proportion d’un bien provient d’une zone de libre-échange », explique-t-elle. « Elles servent à calculer pour un produit donné, par exemple les pièces d’auto, la part de matériaux, d’accessoires et de symboles provenant du Canada, du Mexique et des États-Unis. »

Actuellement, l’industrie automobile doit fabriquer des véhicules composés à 62,5 % de matériaux issus d’un des trois pays de l’ALENA. Mais l’an dernier, quand s’est amorcée la renégociation, les Américains ont d’entrée de jeu formulé une exigence de contenu national, demandant à ce que 50 % des pièces soient exclusivement américaines.

Selon Lilly, « une règle d’origine fixant un seuil national de 50 % est irrecevable, et contraire à l’esprit des accords de libre‑échange ».

L’industrie elle-même tient mordicus à préserver la règle de 62,5 %. Mais la question ne peut pas simplement être balayée du revers de la main.

« C’est surtout à cause du président Trump que les règles d’origine s’appliquant aux automobiles sont devenues un sujet chaud  », ajoute Lilly. « Plusieurs de ses électeurs viennent de la Rust Belt, et il entend bien créer une situation favorable pour les travailleurs des industries automobile et manufacturière des États-Unis. Lors de la dernière ronde de négociations, le Canada a toutefois présenté quelques idées visant à revoir le calcul de la règle d’origine. Ainsi, il suggère qu’on ne s’arrête pas qu’aux pièces elles-mêmes, mais qu’on tienne compte des activités de recherche et développement, de l’innovation, de la conception et de tous ces autres aspects qui font la valeur des véhicules nord-américains. »

De son côté, même s’il doute que cette proposition dénoue l’impasse, Warner y voit la preuve que le Canada est prêt à mettre de l’eau dans son vin, et de mettre en veilleuse la rhétorique politique pour en arriver à une solution viable.

Bien des secteurs de l’économie canadienne sont imperméables à l’ALENA

Si l’ALENA fait fréquemment la manchette au Canada, une telle attention est rarement justifiée, estime Lilly : « Aux États-Unis, l’ALENA ne fait pas la une, tandis qu’ici, on braque les projecteurs sur des fonctionnaires anonymes qui nous racontent que l’ALENA est condamné, et les gens gobent ces histoires. Des nouvelles du genre sont à mon avis très néfastes, et elles ne reposent pas sur du concret. Malgré ce qu’on dit, les Américains démontrent une ouverture au dialogue. »

De plus, ajoute Tapp, la majorité des entreprises exportatrices du Canada ne seront pas touchées par l’issue des négociations :

« Seulement 46 % des entreprises d’ici dont les produits traversent la frontière canado‑américaine se prévalent des préférences tarifaires prévues par l’ALENA. Quant aux 54 % qui adhèrent au principe de traitement de la nation la plus favorisée de l’OMC, elles ne pourraient pas être affectées directement par des changements aux droits de douane. D’ailleurs, les décisions d’affaires ne sont pas toutes orientées par l’ALENA. »

Warner ajoute que même si une entreprise est touchée, les droits de douane ont à ce point chuté grâce à l’ALENA et au processus de l’OMC que les chiffres sont nettement moins intimidants qu’auparavant.

« Les accords comme l’ALENA favorisent le commerce de bien des façons », souligne Warner. « Mais les droits de douane sont maintenant si peu élevés que des entreprises peuvent très bien s’estimer capables d’absorber le 2,5 % qui s’applique à telle pièce automobile. Elles chantaient une autre chanson quand les droits étaient de 20 %. »

3 enjeux de l’ALENA qui ne seront peut-être pas résolus en 2018

1. Propriété intellectuelle

On a peu parlé des lois sur la propriété intellectuelle dans le cadre de l’ALENA, en partie parce qu’il s’agissait d’un enjeu central des négociations multipartites sur le Partenariat transpacifique, dont certaines ont été suspendues lors de la récente refonte de cette entente (dont les États-Unis se sont retirés).

« Le Canada tentera peut-être d’obtenir des protections sur le contenu culturel numérique, ce qui serait en quelque sorte le signe d’un ALENA amélioré, mais je serais surprise que les États-Unis accueillent favorablement cette demande », note Lilly.

Pour le moment, du reste, d’autres complexités politiques risquent de repousser à plus tard l’examen de cet enjeu.

2. Circulation des personnes

Le Canada aimerait que plus de professionnels soient autorisés à traverser librement la frontière. Or, les objectifs établis en vue des négociations n’indiquent pas que ce dossier sera à l’ordre du jour en 2018. Selon Warner, il faudra tôt ou tard revoir le système de classification de l’ALENA, vieux de 25 ans. Mais il ne s’agit pas d’une priorité, et bien qu’un assouplissement des règles en matière de visa ne semble pas au programme, il serait surprenant que la circulation des personnes fasse l’objet de restrictions supplémentaires.

« Quand Donald Trump songe à l’ALENA, il ne pense pas au graphiste de Montréal qui rêve de percer à Hollywood », conclut Warner.

3. Buy America

Même si on en parle peu, ces dispositions figurent bien haut sur la liste des priorités américaines lors des présentes négociations. Elles s’appliquent aux entreprises qui veulent soumissionner sur des projets américains d’infrastructure. La position politique des États-Unis est bien nette, mais elle n’est pas acceptable aux yeux des entreprises canadiennes et mexicaines, comme l’explique Lilly :

« Ce que les Américains veulent, c’est renforcer ces dispositions tout en accédant à notre économie infranationale. En d’autres mots : vous ne toucherez pas à nos affaires, mais on veut les vôtres. »