« La désillusion envers les avantages de la privatisation, les inégalités croissantes, la montée de l’économie parallèle et l’hyperinflation ouvrent la voie à une nouvelle ère de gouvernements de gauche en Amérique latine ». Ce texte décrit la tristement célèbre marée rose qui a envahi la région au début des années 2000; il pourrait aussi être tiré des grands titres de l’actualité... 

Au tournant du XXIe siècle, de nombreux mouvements de manifestations ont affaibli les liens entre la classe ouvrière d’Amérique latine et ses partis politiques traditionnels. Hugo Chávez, Luiz Inácio Lula da Silva, Evo Morales, Néstor Kirchner et Rafael Correa ont été portés au pouvoir à la faveur d’un soutien qui a poussé les démocraties de la région à se détourner des politiques économiques néolibérales associées à Milton Friedman et au Département des sciences économiques de l’Université de Chicago.

Vingt ans plus tard, la pandémie ayant amplifié plusieurs faiblesses structurelles de longue date, la région est à nouveau confrontée à de graves défis socioéconomiques et à des vents contraires de plus en plus forts sur le front économique. Après plus de deux décennies de gouvernements de droite, voilà qu’une marée rose semble à nouveau déferler et apporter, avec elle, un soutien aux dirigeants néo-socialistes. 

La marée actuelle a débuté en 2018 avec l’élection du président mexicain Andrés Manuel López Obrador. Puis elle a gagné l’Argentine en 2019, la Bolivie en 2020, ainsi que le Pérou, le Honduras et le Chili en 2021 pour culminer avec l’élection historique de 2022 en Colombie de Gustavo Petro, ex-guérillero qui est devenu le premier président de gauche assermenté dans ce pays. La région a aussi été le théâtre de manifestations violentes visant à dénoncer les inégalités en matière de revenus, notamment en Équateur, au Chili et en Colombie de 2019 à 2021. Enfin, le 30 octobre, au Brésil, le candidat Lula a défait le président sortant Jair Bolsonaro. Cette victoire marque le retour, à la présidence, de la gauche emblématique en Amérique latine.

 

L’Amérique latine assiste-t-elle à une nouvelle marée rose? Dans l’affirmative, quel sera alors l’impact de cette marée sur les perspectives politiques et le climat des affaires de la région? On observe des similitudes entre le contexte actuel et celui qui prévalait lors du dernier virage à gauche dans la région. À l’époque tout comme aujourd’hui, les cours historiquement élevés des produits de base avaient augmenté les attentes de la population quant au rôle de l’État et aidé à financer des programmes populistes destinés à s’attaquer à des crises exacerbant des tensions sociales de longue date.

Toutefois, dans le contexte actuel, le relèvement des taux d’intérêt à l’échelle mondiale risque d’inverser le mouvement des capitaux vers les marchés de l’Amérique latine. Plusieurs de ces marchés avaient, dès le début de la pandémie, des ratios élevés de la dette; et pour ne rien arranger, ils accusaient aussi d’énormes déficits budgétaires ces dernières années. Un dollar américain plus fort poserait aussi un risque pour ces pays dont une partie importante de la dette est libellée en dollar.

La hausse du prix des aliments est un coup dur pour les pays de la région, où les ménages dépensent une part plus importante de leur revenu pour l’achat de denrées essentielles. Des perspectives de croissance plus moroses limiteront les ressources financières des gouvernements et leur capacité à amortir le choc de l’inflation alimentaire. En Amérique latine, cinq entités souveraines affichent des écarts supérieurs à 1 000, contre tout juste trois en janvier 2019.

Par ailleurs, il est à noter que le mouvement de soutien ayant porté au pouvoir ces nouveaux gouvernements semble davantage le résultat d’un mécontentement face au statu quo que celui d’un regain de popularité des idéologies de gauche. En fait, il serait difficile de trouver dans la région un gouvernement de gauche qui obtient un appui généralisé pour ses politiques. Les dirigeants qui surfent sur cette marée rose disposent d’une marge de manœuvre plus étroite que celle de leurs prédécesseurs pour ce qui est d’opérer un retournement sur le plan des politiques. 

Conclusion?

Alors que les économies du monde tentent de mettre fin en douceur à plus d’une décennie de programmes inédits de soutien publics, les attentes d’une croissance mondiale moins robuste et une volatilité financière accrue confèrent une marge de manœuvre plutôt mince. Dans ce contexte, les marchés, les investisseurs et les électeurs n’hésiteront pas à sanctionner tout revirement imprudent dans la sphère des politiques, que ce soit dans les économies en développement ou développées. En Amérique latine, la fragilité de la confiance – dans un climat marqué par le risque – et une gouvernabilité réduite ont créé une conjoncture nettement moins indulgente pour la nouvelle mouture de dirigeants de gauche : il leur sera donc plus difficile de surfer sur la marée rose actuelle. 

Tous nos remerciements à Daniel Benatuil, analyste principal des risques politiques au Centre d’information économique et politique d’EDC pour sa contribution à la présente édition. 

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