L’innovation aide les entreprises à rester concurrentielles, et dans certains cas, à se mesurer à plus fort qu’elles. Mais pas besoin de réinventer la roue pour entrer dans la course. L’innovation de continuité demande simplement de tenir compte des commentaires de vos clients pour améliorer et personnaliser en continu votre produit, votre service ou l’expérience que vous offrez. 

L’innovation peut aussi être décisive sous une autre forme.

Il y a plus de 20 ans, Clayton Christensen, de l’Université Harvard, a créé le terme « innovation de rupture » pour définir une toute nouvelle approche. Son collègue, Richard Price, chercheur associé à l’Institut Clayton Christensen, nous explique comment différencier ce concept de l’innovation de continuité, afin de déterminer lequel des deux modèles convient le mieux à votre entreprise et de comprendre l’incidence de chacun sur votre compétitivité internationale.

Q : Dans le monde des affaires, on utilise souvent le terme « rupture » pour parler de l’innovation. Toutes les innovations ne créent-elles pas une rupture?

De nos jours, tout le monde utilise ce terme pour décrire n’importe quelle avancée. Il peut s’agir d’une amélioration incrémentale ou d’une réelle révolution, mais le plus souvent, c’est une innovation de continuité. Une entreprise propose par exemple une nouvelle façon d’utiliser un produit, une mise à niveau ou un correctif pour régler un bogue. Elle fait parfois même un bond en avant, mais elle ne perturbe pas le marché.

Les gens pensent que les innovations de rupture sont bonnes, et les innovations de continuité, mauvaises. Ce n’est pas nécessairement vrai. Sur un marché établi, si vous tentez de répondre aux besoins des clients en améliorant un produit ou un service, vous proposez une innovation de continuité, et cela vous aide à rester concurrentiel. Mais vous ne créez pas vraiment de rupture en servant vos clients de toujours avec votre modèle d’affaires habituel.

Q : Comment les entreprises peuvent-elles créer une rupture sur le marché?

La définition d’une innovation de rupture est plus rigoureuse et précise. Elle renvoie à l’inaccessibilité d’un produit pour un grand nombre de personnes. Ou au fait que parfois, beaucoup de gens utilisent un produit ou un service, mais à un prix bien trop élevé par rapport à leurs besoins réels. Votre entreprise peut-elle adapter ce produit pour le rendre plus accessible? C’est le principe d’une innovation de rupture.

Les innovateurs qui révolutionnent le marché mettent un produit ou un service à la portée du plus grand nombre à un prix abordable. Leur concept ne surclasse pas forcément l’offre actuelle, mais il est suffisamment bon pour produire d’excellents résultats dans plusieurs domaines de performance. Idéalement, quand on cherche à créer une rupture, on ne vise pas la même clientèle que celle des chefs de file. On essaie de trouver comment capter de nouveaux clients.

Q : Pouvez-vous me donner un exemple d’innovation de rupture?

La création de l’ordinateur personnel (PC) est un exemple très parlant. Avant l’arrivée des PC, le marché était dominé par les mini-ordinateurs. Ils avaient une énorme capacité de traitement, mais ils étaient totalement hors de portée du commun des mortels, car bien trop chers et bien trop gros pour entrer dans nos maisons. Quand le PC a été inventé, il n’était pas aussi rapide ou aussi puissant, mais il suffisait à répondre aux besoins de la plupart des clients. Il ne faut pas oublier que les fonctionnalités de la machine n’étaient pas l’aspect privilégié par les innovateurs. Ils se sont davantage concentrés sur le format compact et le prix abordable pour toucher un plus grand bassin de consommateurs, soit une cible totalement différente de celles des fabricants de mini-ordinateurs. L’innovation de rupture suppose de miser sur d’autres atouts et de rejoindre de nouveaux clients.

Q : Comment les chefs de file peuvent-ils radicalement changer le marché?

C’est vraiment difficile pour eux de bouleverser l’ordre établi. Mais ils peuvent quand même innover. Tant qu’une entreprise s’efforce d’améliorer en continu son produit ou son service et à gagner des parts de marché, elle reste concurrentielle. Avec le temps, les innovations de continuité laissent souvent la place à des bouleversements, mais habituellement, ce ne sont pas les acteurs dominants qui en sont à l’origine.

Q : Les jeunes ou les petites entreprises ont-elles un avantage concurrentiel en matière d’innovation de rupture?

Oui, ce type d’innovation donne l’occasion aux petits de rivaliser avec les grands. C’est une histoire de modèle d’affaires. Si vous pensez à celui des entreprises qui fabriquaient les mini-ordinateurs, il avait d’abord pour objectif de produire des machines plus grosses et plus puissantes. Mais cette logique devient un talon d’Achille pour les entreprises établies qui souhaitent perturber le marché.

Elles pourraient compter, dans leur équipe, des innovateurs proposant de créer un petit service consacré aux PC, mais leur modèle d’affaires n’appuie pas la conception de produits plus compacts et abordables avec une performance moindre. Au bout du compte, la direction consacrera plus de ressources à son principal produit, ce qui avortera tout projet visant à provoquer une rupture. Une petite entreprise, au contraire, peut se concentrer dès le départ sur l’utilisateur final. Ses ressources, son temps et l’ensemble de sa stratégie de croissance peuvent être orientés sur la création d’un nouveau produit ou processus, un concept qui fera naître un nouveau marché à partir d’un produit connu.

Q : Si une entreprise d’expérience veut changer les règles, n‘est-elle toutefois pas en mesure de le faire?

Pour provoquer une rupture, une entreprise établie doit prendre un tournant radical, comme créer une autre entreprise entièrement consacrée à un produit plus petit et abordable pour des clients différents. Dans certains cas, une entité autonome suffit, mais elle doit se détacher du noyau principal d’activités pour produire quelque chose de vraiment nouveau, car la rupture naît d’un changement de modèle d’affaires, de modèle de croissance.

Si on revient à la conception des PC, IBM a mis sur pied une unité qui était complètement indépendante de celle des mini-ordinateurs. La direction a clairement séparé la nouvelle entité des activités principales et lui a accordé une pleine autonomie pour élaborer un nouveau modèle d’affaires. 

Q : La théorie originale de l’innovation de rupture ne décrit pas comment les entreprises peuvent innover concrètement. Quels sont les moyens de placer l’innovation au cœur de son modèle d’affaires?

Pour gagner un avantage concurrentiel grâce à l’innovation, il faut comprendre ce qu’on a appelé la « théorie des fonctions » (Jobs Theory). Selon ce modèle, les consommateurs décident de se procurer un bien ou un service selon « la fonction » que ce dernier doit remplir pour améliorer leur vie. L’un de mes collègues s’est intéressé à une chaîne de restauration rapide qui a constaté que le lait frappé était un produit populaire le matin. Au lieu de revoir ses préparations pour les rendre plus crémeuses ou sucrées, elle s’est demandé comment faire entrer le lait frappé parmi les aliments prisés au déjeuner pour leur côté pratique, comme les bagels et les céréales. Elle a ainsi complètement repensé ses stratégies de mise au point de produit et de marketing. Les entreprises qui veulent changer le cours des choses doivent entrer dans la tête de leurs clients actuels et potentiels, recueillir leurs commentaires pour trouver une façon de créer un nouveau produit ou service adapté à la demande du marché.

Il faut cependant aller au-delà des commentaires. Parfois, les consommateurs ne sont pas conscients de la « fonction à remplir ». Ils ont peut-être demandé plus de chocolat et de caramel par le passé, mais avant qu’une entreprise ne leur pose la bonne question, ils ne s’étaient jamais rendu compte qu’ils recherchaient un nouvel aliment pour le déjeuner.

Q : Comment les entreprises peuvent-elles intégrer l’innovation à leur processus de planification?

À l’Institut, nous avons publié beaucoup de travaux sur la théorie organisationnelle dite de « planification axée sur la découverte » (discovery-driven planning). Dans les modèles de planification traditionnels, on décide des fonds nécessaires à l’ensemble d’un projet et on prévoit un résultat positif quelle que soit l’approche. La planification axée sur la découverte est plus agile. Elle facilite l’expérimentation en continu et les améliorations incrémentales. On part d’une cible, d’un résultat ou d’un objectif et on formule une hypothèse pour y parvenir. On détermine ensuite comment tester cette hypothèse le plus rapidement possible et à moindres frais. Si le résultat est concluant, on maintient sa stratégie. Mais si l’hypothèse de départ est infirmée, on doit être prêt à changer son fusil d’épaule. C’est particulièrement important pour les entreprises qui cherchent à créer une rupture, car elles ne visent pas le même marché que leurs concurrentes établies. Elles doivent ainsi se préparer à essayer, à échouer et à s’ajuster en continu, tout en se conformant à une stratégie de croissance et de marketing qui se dessine au fil du temps.

Six questions pour établir votre potentiel d’innovateur de rupture

1) Marché de consommation

Le produit ou le service est-il destiné à des personnes qui, autrement, n’achètent rien par manque de choix (les non-consommateurs) ou qui trouvent l’offre disproportionnée (et refusent par exemple de payer pour quelque chose dont ils n’ont pas besoin)?

2) Qualité 

Comment votre produit ou votre service se compare-t-il à l’offre actuelle compte tenu des mesures de performance en vigueur? « Dans les années 80, les mini-ordinateurs étaient des machines puissantes, indique M. Price. Les PC ne faisaient pas le poids en matière de performance. Ils ont perturbé le marché, car ils jouaient sur de tout nouveaux tableaux. »

3) Accessibilité 

Votre innovation est-elle plus pratique ou plus abordable que les produits sur le marché? « Offrir quelque chose de moins cher ou de plus largement accessible suppose de s’adresser à de nouveaux clients. »

4) Possibilités d’expansion 

Le produit ou le service est-il associé à une technologie qui sera source d’amélioration continue ou de progrès pour le marché? « Souvent, une nouvelle technologie est impressionnante ou révolutionnaire et peut créer un engouement au départ. Mais si l’entreprise reste passive et ne fait rien pour améliorer en continu son produit, elle ne créera pas de vraie rupture. Paradoxalement, pour que cela se produise, il faudra qu’elle passe par son propre cycle d’innovation de continuité. Et idéalement, elle réussira à se tailler une plus grosse part du gâteau. »

5) Modèle d’affaires 

Votre nouveau produit s’intègre-t-il à un modèle d’affaires innovant garant d’une certaine pérennité? « En fin de compte, si votre innovation ne vous rapporte pas plus d’argent qu’elle ne vous en coûte, elle finira par disparaître, rappelle M. Price. Votre modèle d’affaires doit prévoir une réduction des coûts de production avec le temps – c’est pourquoi il doit être très différent de celui de vos grands concurrents. »

6) Motivation asymétrique 

Avez-vous pour objectif de cibler des consommateurs que des entreprises établies ont pris le parti d’ignorer? Par exemple, vendre des PC en masse à des utilisateurs à faible pouvoir d’achat n’est pas du tout la même chose que de vendre un nombre restreint d’ordinateurs à une clientèle haut de gamme capable de payer un prix beaucoup plus élevé : dans le second cas, les marges de profit seront bien plus importantes. « Si le chef de file ne considère pas votre innovation comme une menace, vous avez là une brèche pour perturber le marché. Quand une entreprise établie et sa nouvelle concurrente rivalisent sur le terrain de la première, celle-ci a généralement l’avantage, car elle s’appuie sur plus de ressources, une plus grande visibilité de sa marque et un meilleur produit. Mais si vous abordez le marché avec une motivation totalement différente, l’entreprise qui domine va vous laisser le champ libre, et vous finirez par réussir à empiéter sur ses parts de marchés. »