Lors de la rencontre inaugurale du 13 février entre le premier ministre Justin Trudeau et le président Donald Trump, ce dernier a dit qu’il comptait « retoucher » l’ALENA, du moins en ce qui concerne le Canada.
« Il s’agira de le retoucher. Nous apporterons certains changements qui avantageront nos deux pays. Nous avons une relation hors pair avec le Canada », a déclaré Donald Trump en conférence de presse.
Mais de quoi est-il question, au juste? Comment ces changements joueront-ils sur l’automobile, secteur le plus intégré en Amérique du Nord?
EDC a demandé à l’un des plus grands spécialistes du commerce au Canada, Lawrence Herman, avocat en commerce international chez Herman Associates, en quoi la modification de l’ALENA toucherait le secteur automobile canadien – dont les exportations se sont chiffrées à 77 milliards de dollars en 2015, soit 12 % du commerce total du Canada.
Q : Le président Donald Trump dit vouloir « retoucher » l’ALENA pour ce qui concerne le Canada. Qu’est-ce que cela signifie exactement?
On ne sait pas. Il faudra attendre. Au fond, il ne voit aucun problème (majeur) au volet Canada–États-Unis de l’ALENA, contrairement à la relation avec le Mexique.
Q : L’ALENA est-il une mauvaise affaire ou est-il simplement temps de mettre cet accord à jour? Pourquoi?
Ce n’est pas une mauvaise affaire, il n’y a aucun doute là-dessus. En fait, c’est même une très bonne affaire, pour le Canada comme pour les États-Unis. Faudrait-il le mettre à jour? Oui, et il pourrait s’agir de le moderniser en apportant quelques retouches au volet Canada–États-Unis.
Q : Est-il possible de retoucher des aspects précis de l’accord conclu avec le Canada tout en effectuant un remaniement plus en profondeur pour ce qui concerne le Mexique? Pourquoi? Quelles répercussions cela pourrait-il avoir sur des industries intégrées comme celle de l’automobile?
Il serait malaisé de tenter ces deux remaniements distincts dans le cadre actuel de l’ALENA. D’un point de vue pratique, c’est très compliqué. Les problèmes qu’ont les Américains avec le Mexique sont très différents de ceux qu’ils semblent avoir – s’ils en ont – avec le Canada. On s’inquiète beaucoup moins du volet canadien; c’est plutôt le Mexique. Bref, ce serait très compliqué de régler le tout dans le cadre contraignant d’un accord tripartite.
(Au sujet des répercussions sur l’automobile) On ne sait pas, mais ça dépendra largement du type de problèmes présentés par les Américains en ce qui concerne leurs relations avec le Mexique.
Q : À l’heure actuelle, l’ALENA contient-il des dispositions précises concernant le secteur automobile?
Oui, il en contient. On y trouve de nombreuses sections portant spécialement sur le secteur automobile, par exemple les règles d’origine : les automobiles et leurs pièces doivent respecter certains critères de production, avoir comme origine des pays de l’ALENA dans une certaine mesure; par exemple, pour pénétrer le marché américain en franchise douanière, les voitures et autres véhicules doivent être composés environ aux deux tiers de pièces canadiennes, américaines ou mexicaines. En fait, non seulement on trouve des dispositions propres au secteur automobile, mais il s’agissait là d’un volet majeur de l’accord de libre-échange initial entre le Canada et les États-Unis.
Q : Par le passé, comment le Pacte de l’automobile, l’ALE et l’ALENA ont-ils façonné l’industrie automobile canadienne? Lequel a eu l’effet le plus favorable ou défavorable sur le secteur?
L’ALE Canada–États-Unis était fondé sur le Pacte de l’automobile de 1965; c’en était en quelque sorte le prolongement. Le libre-échange visait d’abord les produits de l’automobile, puis a pris la forme d’un accord élargi. Les dispositions relatives au secteur automobile constituent donc la base de cet ALE et de l’ALENA, ce qui a mené à une intégration serrée de l’industrie entre les trois pays. Si on apporte des changements qui perturbent cette intégration, ce pourrait être effectivement très grave.
Q : Quelles seraient les répercussions de l’imposition de droits de douane de 35 % sur l’industrie nord-américaine de l’automobile? C’est-à-dire, quelles seraient les répercussions sur les trois pays?
Je ne crois pas qu’on envisage sérieusement des droits de 35 %, même si Donald Trump a laissé échapper ce chiffre pendant la campagne électorale (américaine). Qu’on se le dise franchement : ce serait catastrophique. En fait, la moindre modification des dispositions de libre-échange de l’ALENA pourrait avoir d’énormes conséquences, aux États-Unis principalement, mais au Canada également. C’est pourquoi je serais surpris qu’on parle réellement d’une taxe à la frontière de 35 %.
Q : Les États-Unis n’ont pas d’accord de libre-échange avec l’UE. La récente ratification de l’AECG et les dispositions particulières touchant le secteur automobile canadien donnent-elles au Canada un certain avantage lors des négociations? En théorie, les États-Unis pourraient-ils tirer parti de cet accord? Si oui, comment?
Je ne sais pas si cet accord (l’AECG) peut être vu comme un atout lors des négociations. Le nouveau gouvernement américain affiche une attitude résolument protectionniste; il ne veut pas du libre-échange. Je ne crois pas qu’il envisage un accord avec l’Europe. Je pense que les éventuels problèmes entre le Canada et les États-Unis devront être réglés entre les deux pays. Et je doute que l’accord entre le Canada et l’UE soit sur la table – du moins en ce qui concerne les Américains.
Q : À votre avis, quel serait le scénario idéal pour le secteur automobile canadien dans le cadre d’une refonte de l’ALENA?
L’idéal serait qu’on ne touche pas aux dispositions commerciales relatives au secteur automobile. Je ne sais pas comment les Américains régleront leurs problèmes avec les Mexicains, mais en ce qui concerne le Canada, il ne faut rien toucher. L’Accord fonctionne bien; les deux pays en tirent avantage. Cela dit, on pourrait vraiment améliorer le passage et l’entrée à la frontière ainsi que l’efficacité ou la fluidité des services frontaliers. On n’aime pas voir une file de camions qui attendent de traverser la frontière pour transporter des pièces d’automobile dans tous les coins des États-Unis ou du Canada. Le passage à la frontière et la facilitation du commerce, voilà donc deux aspects importants. On pourrait apporter de nombreux allégements en retouchant l’ALENA.
Q : Quel serait le pire scénario?
La pire chose serait que les Américains se retirent de l’ALENA. Je ne pense pas que ce sera le cas. En fait, la moindre suggestion de changement radical venant perturber les relations commerciales serait nuisible. Le pire serait que nos avantages issus de l’ALENA soient compromis. Je crois que le Canada pourrait avoir mieux que l’ALENA : un nouvel accord bilatéral avec les États-Unis, une sorte d’ALENA Plus. Je suis très inquiet de la manière dont les Américains traiteront le dossier du Mexique. Nous devrons attendre de voir comment la situation évolue et comment ils régleront leurs problèmes de ce côté.
Q : Quels conseils donneriez-vous aux entreprises canadiennes du secteur de l’automobile qui envisagent d’investir aux États-Unis ou au Mexique, à court terme et à long terme?
Je crois qu’il faut vraiment attendre de voir ce qui se passera dans les prochains mois. L’équipe commerciale américaine n’est pas formée, et ni le secrétaire du Commerce, ni le représentant commercial des États-Unis n’ont été nommés. Le gouvernement en est encore à organiser son personnel et à établir une politique formelle. Je dirais aux entreprises du secteur d’envisager le pire, mais d’attendre. Je ne crois pas qu’il soit avisé de prendre des décisions avant de savoir plus précisément ce que les Américains ont en tête. On voit passer quelques gazouillis, mais on ne connaît pas la teneur de leur politique.