D’abord, c’était le bois mou. Maintenant, c’est le lait. Dans le contexte des renégociations imminentes de l’ALENA, l’administration américaine cible maintenant le secteur laitier canadien.
Plus particulièrement, elle n’apprécie pas un récent changement à la politique canadienne d’établissement des prix — une entente entre les producteurs et les transformateurs — relativement au lait ultra filtré, un lait élevé en protéine connu comme la Classe 7.
Utilisé surtout dans la fabrication du fromage, le lait ultra filtré n’est pas compris dans l’ALENA et n’est pas assujetti aux tarifs élevés imposés aux produits laitiers importés, du fait qu’il est classé comme protéine et que son élaboration a été réalisée après la mise en vigueur de l’accord en 1994.
Le nouveau système de classification, introduit au début de 2017, établit les prix de laits riches en protéine en fonction des « prix mondiaux », ce qui a inquiété les É.-U. qui croient que la nouvelle stratégie d’établissement des prix contrevient aux obligations commerciales internationales du Canada.
En avril, les sénateurs de New York Kirsten Gillibrand et Chuck Schumer, ainsi que le sénateur du Wisconsin Tammy Baldwin, ont rédigé une lettre ensemble pour demander à l’administration Trump d’intervenir.
« Les producteurs laitiers ne devraient pas voir la faillite de leurs entreprises et leurs vies bouleversées par suite de cette pratique commerciale injuste, indique la lettre. On doit rappeler au Canada de manière claire, rapide et concrète que des conditions commerciales fiables sont extrêmement importantes aussi pour nos deux pays. »
La question a suscité une attention internationale lorsque, le même mois, la Grassland Dairy Products du Wisconsin a avisé 75 fermes laitières américaines qu’elle n’achèterait plus de leurs produits laitiers.
Cette situation a poussé le président américain Donald Trump, dans un discours au Wisconsin, à affirmer qu’il défendrait les producteurs laitiers américains.
« Au Canada, il s’est passé des choses très injustes pour nos producteurs laitiers, a affirmé le président américain devant une foule au Wisconsin en avril. Ce qui vous est arrivé est très injuste. Il s’agit d’une autre affaire unilatérale contre les É.-U. et cela ne restera pas longtemps comme çà. »
Une semaine plus tard, le président a gazouillé : « Le Canada a rendu la situation très difficile pour nos producteurs laitiers du Wisconsin et pour d’autres états frontaliers. Nous ne le supporterons pas. Gardez l’œil ouvert! »
Selon Les Producteurs laitiers du Canada, c’est une erreur d’utiliser le Canada comme bouc émissaire pour la situation au sud de la frontière.
« Le secteur laitier américain fait reposer toute sa défense sur la récente mise en œuvre d’une nouvelle classe de lait (la classe 7) au Canada », a déclaré Isabelle Bouchard, directrice des Communications et des Relations gouvernementales, Les Producteurs laitiers du Canada, dans son blogue publié le 7 avril. « Malgré ce qu’a affirmé le secteur laitier américain, la classe 7 est une politique intérieure dont l’unique objectif est de permettre au secteur laitier canadien de s’adapter à un environnement de marché canadien en pleine évolution. En termes très clairs : la mise en œuvre de la classe 7 n’obstrue pas les importations et ne restreint pas l’accès des États-Unis au marché canadien — les entreprises canadiennes sont encore libres de choisir leurs fournisseurs, tout comme les entreprises américaines. »
« Ne faisons pas semblant que nous sommes dans un marché mondial libre, quand il s’agit d’agriculture », a déclaré le premier ministre Justin Trudeau à John Micklethwait, rédacteur en chef de Bloomberg News, au cours d’une séance de questions et réponses à Toronto en avril. « Chaque pays a de bonnes raisons de protéger ses industries agricoles. Nous avons un système de gestion de l’offre qui fonctionne très bien au Canada. Les Américains et d’autres pays choisissent de subventionner leurs industries agricoles par des centaines de millions de dollars, sinon des milliards, y compris leur secteur laitier. »
La gestion de l’offre, un système uniquement canadien introduit dans les années 1970, est un moyen pour les fermiers — plus particulièrement ceux qui produisent du lait, des poules et des œufs — de contrôler, par un système de marketing, l’offre ou la quantité de leurs produits commerciaux. Afin de pouvoir vendre leurs produits, les producteurs doivent détenir un permis, connu habituellement comme un quota, sans lequel ils ne pourraient pas vendre leurs produits à une usine de transformation. Les taux tarifaires sur les importations varient entre 200 et 300 pour cent.
Chaque pays a de bonnes raisons de protéger ses industries agricoles. Nous avons un système de gestion de l’offre qui fonctionne très bien au Canada. Les Américains et d’autres pays choisissent de subventionner leurs industries agricoles par des centaines de millions de dollars, sinon des milliards, y compris leur secteur laitier.
En revanche, les É.-U. protègent leur industrie agricole par des subventions qui s’élèvent à quelque 4 milliards de dollars par année.
Comme l’explique l’avocat spécialisé en commerce canadien-américain Mark Warner, c’est cette différence de structure dans le secteur laitier qui est un facteur de friction continu entre le Canada et les É.-U.
« Le secteur laitier a fait l’objet de plaintes importantes de la part de chaque administration américaine et, honnêtement, de tous nos partenaires commerciaux depuis avant que j’entre en droit » a affirmé Warner. « Afin de maintenir la gestion de l’offre, nous avons un prix à payer, non seulement ce qui provient du Trésor, mais un prix diplomatique dans nos accords commerciaux. »
Le secteur laitier a fait l’objet de plaintes importantes de la part de chaque administration américaine et, honnêtement, de tous nos partenaires commerciaux depuis avant que j’entre en droit
En matière de commerce bilatéral, selon la Commission canadienne du lait et les statistiques du gouvernement du Canada, le Canada a importé un total de près de 971 millions de dollars en produits laitiers et a encouru un déficit commercial total de près de 735 millions de dollars en 2016. Deux tiers des importations du Canada proviennent des É.-U. (557 millions), et les É.-U. ont profité d’un surplus commercial net avec le Canada de près d’un demi-milliard de dollars (445 millions).
Mais un coût plus important est visé par les É.-U. dans le cadre de l’ALENA. À la mi-juin, le secteur laitier américain a présenté sa liste de souhaits en matière de demandes en vue des futures renégociations, ciblant particulièrement un renversement de la décision récente du Canada en ce qui a trait au lait ultra filtré de la classe 7, en plus d’avoir plus d’accès au marché canadien, dépassant la marge de 3,25 % convenue dans l’accord commercial du Partenariat transpacifique (PTP) original.
« Nous envisageons les discussions de modernisation de l’ALENA comme la dernière occasion où nous pourrons traiter ce genre d’œuvre inachevée afin d’ouvrir réellement le marché nord-américain », énonce la lettre de 15 pages rédigée conjointement par la National Milk Producers Federation et l’U.S. Dairy Export Council.
Ces demandes constitueront le fondement des négociations relatives à l’ALENA, qui devraient démarrer en août.
Les groupes de pression américains ont porté leur cause encore plus loin à la fin de juin, créant une coalition de 10 organisations laitières internationales qui ont fait appel à leurs ministères commerciaux respectifs pour « explorer toutes les avenues disponibles afin de remettre ces mesures en question (particulièrement la politique d’établissement des prix dans la classe 7), y compris le différend relatif à l’OMC et les relations dans le cadre des accords commerciaux bilatéraux ».
Les membres de la coalition comprennent trois organisations laitières américaines, en plus de l’Australian Dairy Industry Council, de l’Association laitière européenne, de l’European Whey Products Association, de l’European Association of Dairy Trade, de Dairy Companies of New Zealand, de la Mexican National Chamber of Industrial Milk et du Centre of the Argentine Dairy Processing Industry.
Le ministre fédéral de l’Agriculture Lawrence Macaulay a affirmé que le Canada appuierait les intérêts du secteur laitier canadien au cours d’une téléconférence le 21 juin avec des journalistes après une réunion trilatérale avec ses contreparties américaine et mexicaine à Savannah, en Géorgie.
« Nous sommes l’administration qui a établi la gestion de l’offre et nous allons la défendre », a-t-il dit.
Me Warner dit que le point de vue des É.-U., à l’approche des négociations sur l’ALENA, est qu’ils ont accepté un ‘demi-pain’ du Canada relativement aux produits laitiers au cours des négociations du PTP.
Nous sommes l’administration qui a établi la gestion de l’offre et nous allons la défendre.
« La position canadienne est la suivante : nous avons abandonné notre premier-né dans le PTP et les Américains disent que nous avons pu nous en tirer à bon compte du fait que l’horloge avançait pour qu’Obama puisse obtenir un accord, dit-il. En fin de compte, en matière de négociations commerciales, cela revient à savoir ce qu’on est prêt à mettre sur la table. Je pense qu’avant la fin des négociations de l’ALENA, il nous faudra faire plus de concessions en gestion de l’offre, comme ce qui s’est passé au PTP. »