En sports comme en affaires, ceux qui visent les ligues majeures doivent élever leur jeu d’un cran : l’équipe doit être aussi déterminée qu’assidue, et s’attirer des talents pour combler ses lacunes.

Se tailler une place parmi les grands acteurs de l’industrie : le rêve semble inaccessible pour la majorité des jeunes entreprises technologiques canadiennes, qui manquent d’expérience, ont de plus en plus de mal à trouver des capitaux et de bons gestionnaires, et se montrent stéréotypiquement frileuses.

Portrait d’un marché dominé par les petites entreprises

Au Canada, on estime que le secteur des technologies se compose à 99,1 % de petites entreprises naissantes (moins de 100 employés); à 0,8 % de moyennes entreprises (100 à 499 employés) et à seulement 0,1 % de grandes entreprises (500 employés ou plus).

Petites entreprises naissantes (moins de 100 employés), moyennes entreprises (100 à 499 employés) et grandes entreprises (500 employés ou plus)

Le phénomène ne se limite pas au Canada, les autres économies industrialisées (Union européenne, États-Unis, etc.) présentant une composition de marché semblable.

Le pays se démarque toutefois par son entrepreneuriat dynamique : selon le rapport mondial 2016-2017 de Global Entrepreneurship Monitor, le Canada affiche, avec la Suède et le Luxembourg, le plus haut taux d’activité entrepreneuriale dans le secteur des technologies de l’information et des communications (TIC).

Mais se lancer en affaires, c’est une chose. Réussir à rester ouvert, c’en est une autre. D’après Industrie Canada, un tiers des microentreprises (quatre employés et moins) ne tiennent pas plus de 24 mois.

« Les entreprises n’ont pas de mal à démarrer; le problème, c’est de les aider à se promouvoir et à perdurer », explique Alexandra Cutean, gestionnaire de la politique et de la recherche au Conseil des technologies de l’information et des communications (CTIC). « Le plus difficile pour elles, c’est la recherche de talent et de capitaux. »

Manque de bons gestionnaires

L’institut Lazaridis de l’Université Wilfrid-Laurier fait écho à la gestionnaire du CTIC dans son rapport de 2016, Scaling Success: Tackling the Management Gap in Canada’s Technology Sector. Ayant pour but de découvrir pourquoi les firmes technologiques à forte croissance sont relativement rares, le rapport se fonde sur une enquête menée auprès de plus d’une centaine de membres éminents de l’industrie. Le constat : la pénurie de candidats expérimentés pour rejoindre les équipes de gestion et de haute direction serait le principal obstacle à la croissance, suivi par l’accès aux capitaux et la dynamique de l’écosystème.

« Il se dégage des réponses un manque criant d’entrepreneurs et de hauts dirigeants aguerris ayant déjà géré la croissance d’une société ainsi que son expansion à l’international, et donc en mesure de mettre cette expérience au profit des entreprises qui en auraient grand besoin pour se développer », indique le rapport.

« Si l’on veut créer un écosystème réellement propice à la croissance, il est donc impératif de former un corps de hauts dirigeants ferrés tant en administration qu’en technologie. Car outre la pénurie de décideurs d’expérience, un autre élément important semble faire défaut au bassin de talents canadien.

« Il ressort particulièrement des réponses des sondés de tous les horizons que, bien que les entreprises canadiennes sachent mettre sur pied des technologies transformatrices, leur équipe fondatrice, étant de spécialisation technique, n’a pas souvent le sens des affaires nécessaire pour encadrer la croissance d’une l’entreprise. »

Victoria Lennox est du même avis. Elle est co-fondatrice et directrice générale de Startup Canada, réseau pancanadien ayant pour mission de créer un environnement propice et profitable à l’entrepreneuriat.

« Les entrepreneurs ne savent pas tout ce qu’ils ignorent. Idem pour les entreprises à forte croissance – elles ne savent simplement pas comment s’organiser à plus grande échelle. C’est une compétence qui s’acquiert, mais pas dans les livres ni à l’école : on l’apprend sur le tas. »

C’est exactement ce qu’a fait l’équipe de Shopify qui, à ses débuts en 2006, ne se composait que de cinq personnes travaillant dans un café Bridgehead du centre-ville d’Ottawa. Devenue un fleuron technologique de la capitale nationale, Shopify compte aujourd’hui 2 000 employés et cinq bureaux en Amérique du Nord.

« Nous sommes vraiment fiers de notre succès et de notre croissance, après avoir trimé dur pour affirmer nos valeurs et notre culture d’entreprise. Nous incitons tout le monde à faire des expériences, à prendre des risques, à repousser les limites du possible », peut-on lire sur le site Web de l’entreprise.

L’équipe à la tête de Shopify en était à sa première expérience d’entrepreneuriat, estime la DG de Startup Canada. « C’est exactement ce genre de dirigeants que l’on voudrait voir plus souvent à l’œuvre, pour développer des entreprises et aider la prochaine génération de chefs de file du milieu de la vente et du marketing au Canada. »

Pour Fusebill, une entreprise de facturation d’abonnements infonuagique établie à Kanata, gérer une croissance à trois chiffres en l’espace de six ans a été tout un défi – et un travail passionné.

« Je n’irai pas par quatre chemins :ça n’a pas été facile de grandir pour devenir l’entreprise que nous sommes aujourd’hui. », affirme le directeur général, Tyler Eyamie. « Ça a demandé un travail acharné et d’énormes sacrifices – il faut vraiment aimer ce qu’on fait. Le plus dur, c’est de s’adjoindre des gens aussi passionnés et engagés que soi. Lorsqu’on réussit à en avoir toute une équipe, là on a vraiment quelque chose de spécial. »

Un autre problème consiste à cultiver les talents qu’il faut aux entreprises technologiques canadiennes pour répondre à leurs besoins changeants au fil de leur expansion.

« Chaque fois que l’entreprise veut prendre de l’envergure, elle découvre qu’il lui faut un savoir-faire qu’elle n’a pas encore,. poursuit le DG. Chez Fusebill, nous avons une culture de collaboration et de dialogue en personne. Ainsi, nous préférons embaucher ici, à Ottawa. C’est un marché qualifié, mais petit, et on s’y dispute rudement les meilleurs candidats, surtout pour les postes demandant des compétences qui ne foisonnent pas localement. Bref, ça peut être très difficile de trouver les gens qu’il nous faut. »

Trouver du capital

Le manque de candidats rompus à des postes de haute direction n’est pas le seul obstacle à la croissance des entreprises. L’accès aux capitaux en est un autre. Comparativement à ses pairs étrangers, le marché canadien du capital-risque est considérablement sous-financé.

À l’instar de l’institut Lazaridis, le Forum économique mondial (FEM) indique, dans son rapport 2015 sur la capacité concurrentielle mondiale, que l’accès au financement arrive au deuxième rang des difficultés que connaissent les entrepreneurs.

Cela s’explique en partie par le fait que le Canada est peu populeux. Mais aussi, parce que les entreprises canadiennes sont trop… canadiennes.

Alexandra Cutean, du CTIC, explique : « Le bassin de financement au Canada n’est pas très grand, à l’image de notre population, mais notre culture des affaires y est aussi pour quelque chose. Les entreprises d’ici rechignent à prendre des risques, ce qui inhibe leur capacité de croissance. »

Autre fait intéressant : lorsque les entreprises du secteur technologique dénichent du financement par capital-risque ou autre forme semblable, elles le destinent surtout aux premières phases de développement.

Selon le rapport 2016 du CTIC signé par Mme Cutean, Présenter le Canada au monde, moins de 45 % du capital-risque est mobilisé pour les phases avancées, comparativement à 52 % en France et au Royaume-Uni, et à plus de 65 % aux États-Unis.

Le DG de Fusebill admet que la recherche de capitaux est une affaire complexe.

« Trouver les capitaux pour alimenter sa croissance, c’est parfois déjà difficile, mais en plus, il faut faire attention à la forme qu’ils prennent. Non seulement une entreprise qui gagne en envergure doit avoir suffisamment de fonds, mais elle doit les acquérir selon des modalités favorables à sa nature et à son expansion. Les capitaux devraient provenir de sources qui ont personnellement son succès à cœur et veulent la voir atteindre ses objectifs de croissance, ce qui demande du temps et une planification minutieuse. »

Incubateurs et accélérateurs

Les entreprises technologiques canadiennes manquent peut-être de témérité, mais elles peuvent compter sur un robuste réseau de soutien sous forme d’incubateurs et d’accélérateurs, que Victoria Lennox de Startup Canada décrit comme des plateformes de lancement offrant aux entreprises des mentors, des outils et d’autres aides à la croissance.

« Comme la plupart des fondateurs d’entreprises dans le domaine de la technologie sont jeunes et inexpérimentés, cela leur permet de se tisser un réseau. Les incubateurs et accélérateurs, étant généralement financés par les deniers publics, sont aussi un moyen fantastique de mettre tous les aspirants entrepreneurs sur un pied d’égalité en donnant leur chance aux femmes, aux personnes handicapées, aux gens de tous milieux et de toute classe sociale… »

Outre ce réseau de soutien, le Canada a quelques avantages concurrentiels par rapport à d’autres pays, notamment les États-Unis.

Les atouts du Canada

« Il y a des désagréments à s’établir hors de Silicon Valley, [Image 2] mais une entreprise peut très bien trouver son bonheur au Canada », assure Tyler Eyamie de Fusebill. « Les gouvernements fédéral et provinciaux ne ménagent pas leurs efforts pour favoriser l’innovation et le démarrage d’entreprises, par exemple à l’aide de programmes de soutien à la croissance comme le RS&DE ou le PARI. De plus, le coût de la vie est bien plus raisonnable qu’à Silicon Valley dans presque tout le pays. C’est certainement le cas à Ottawa, où le niveau et la qualité de vie sont élevés relativement au salaire. La faiblesse du dollar canadien (par rapport au billet vert) ne nuit pas non plus. »

Pour parvenir à grandir, les jeunes entreprises canadiennes ont besoin d’un dernier élément de la formule du succès : l’innovation. Et pas seulement de leur part, mais aussi de celle du gouvernement et de toutes les parties prenantes. Les nouveaux entrepreneurs ne brassent pas leurs affaires comme leurs prédécesseurs, particulièrement par leur abandon des modèles hiérarchiques traditionnels au profit d’une pensée plus « réseautique » – tant à l’échelle locale que mondiale.

Silicon Valley en Californie

 

« La nécessité, l’urgence et la rareté sont les trois mamelles de l’innovation, rappelle Victoria Lennox. Notre pays doit être à l’avant-garde; il ne doit pas brider ses entreprises, mais bien les aider à s’étendre hors de ses frontières. Il faut ouvrir toute grande la porte aux entrepreneurs pour qu’ils aient un accès inégalé aux réseaux et marchés mondiaux. »