Réseaux sociaux. Technologies mobiles. Applications. Analytique. Infonuagique. Internet des objets. Plus que des mots à la mode, ces six concepts sont les catalyseurs du bouleversement numérique des économies canadienne et mondiale qu’on appelle l’« industrie 4.0 ».

Fer de lance de cette révolution, le secteur des technologies de l’information et des communications (TIC) représente annuellement 72 G$ au Canada… et c’est lui qui encaisse le gros des chamboulements. En effet, les difficultés qu’il connaît sont on ne peut plus évidentes dans son besoin de travailleurs qualifiés.

Selon le Conseil des technologies de l’information et des communications (CTIC), la croissance continue de l’économie numérique du Canada générera 182 000 nouveaux postes d’ici 2019. Arrivé 2021, ce nombre sera passé à 216 000 – autant que la population de Regina!

182 000 nouveaux postes d’ici 2019, arrivé 2021 ce nombre sera passé à 216 000

Une course mondiale au talent

Malheureusement, le bassin national de travailleurs et de diplômés en TIC ne suffira pas. Or, loin d’être uniquement canadien, ce phénomène s’observe tout autour du globe d’après Jeremy Depow, vice-président de la politique et de la recherche au CTIC.

« Ce n’est pas un défi propre au Canada : tous les pays, peu importe leur taille ou leur conjoncture économique, y ont face, explique-t-il. Le Canada se retrouve donc mêlé à une course mondiale au talent. »

La Commission européenne indique que 825 000 postes en TIC verront le jour sur son territoire d’ici 2020. Pendant ce temps, aux États-Unis, on estime que la demande de main-d’œuvre dans ce milieu atteindra les 1,4 million… mais qu’un tiers seulement de ces postes seront comblés.

Le Canada produit quelque 29 000 nouveaux travailleurs du secteur technologique par année, alors qu’il en faudrait environ 43 000.

« Mondialement, la pénurie de main-d’œuvre qualifiée est la principale entrave qui empêche les services informatiques de réaliser leurs objectifs dans notre économie numérique », peut-on lire dans le rapport de décembre 2016 de l’Association canadienne de la technologie de l’information. « Malheureusement, les méthodes de gestion des talents ne sont pas à la hauteur des besoins toujours croissants et changeants du monde numérique. »

Or, quand on n’arrive pas à suivre le progrès, les conséquences commerciales sont plus vastes qu’il n’y paraît.

« C’est plus qu’un problème d’embauche. Incapables de trouver des candidats pour occuper des postes de TI indispensables, bien des entreprises canadiennes (des PME surtout) ne pourront pas suivre le rythme des nouvelles technologies », écrit Liz Wiebe sur le blogue de la société britanno‑colombienne Groundswell Cloud Solutions.

« Le Canada risque de perdre des milliards de dollars en productivité et en recettes fiscales, sans parler de sa capacité à innover ou à conserver un avantage concurrentiel dans une économie numérique qui évolue à la vitesse de la fibre optique. »

Comment le secteur des TIC en est-il arrivé là?

One of every 20 tech jobs youth

C’est justement la vitesse vertigineuse des avancées technologiques qui explique la pénurie mondiale de main-d’œuvre du domaine technologique.

Cet état de fait s’explique en grande partie par la croissance effrénée du secteur des technologies et son effet perturbateur – considérable, j’ajouterais – sur les autres pans de l’économie.

Alexandra Cutean  —  Gestionnaire de la politique et de la rechercheCTIC

La situation est en outre exacerbée par certains problèmes fondamentaux, comme le fait que la jeunesse canadienne ne s’est jamais ruée en masse dans le domaine des technologies.

« Débusquer de nouveaux talents est un défi majeur pour l’industrie des TI », reconnaît Megan Malone, associée principale d’EDC se spécialisant dans les TIC. « Il y a tellement de débouchés dans ce secteur en évolution continuelle, et si peu d’étudiants qui optent pour ce champ d’études… Probablement que ceux-ci n’ont pas conscience du virage qu’a pris le monde – et la plupart des industries –, et donc de l’essor phénoménal du besoin d’experts en TI qui en résulte. En vérité, quiconque est formé dans le domaine n’aura probablement aucun mal à se trouver un emploi. »

Malgré tout, les jeunes commencent apparemment à comprendre que faire carrière en TI, c’est payant : selon Alexandra Cutean, le nombre d’inscriptions postsecondaires dans des programmes de TIC ou de science, technologie, génie et mathématiques a grimpé de presque 25 % au pays depuis 2010. Malheureusement, ce n’est pas suffisant pour répondre à la demande intérieure.

D’après Statistique Canada, les employés du secteur des TIC gagnent en moyenne 73 800 $ par année. En 2015, ils touchaient 49 % plus que  la moyenne des travailleurs.

Le problème ne tient pas qu’au nombre de diplômés, mais aussi à la démographie. En effet, la majorité des travailleurs ont de 25 à 54 ans, et une vague de départs à la retraite est imminente chez ceux de la génération du baby-boom. Le ratio hommes/femmes est également un problème majeur : on ne compte que 24 % de travailleuses dans le secteur des TIC.

L’« exode des cerveaux », observé au Canada avant le krach technologique du début des années 2000, reprend de plus belle.

« Il y a beaucoup de jeunes entreprises canadiennes novatrices qui sont nées ou naissent encore des cendres des Nortel et compagnie, relate Megan Malone, mais elles tendent à se faire racheter rapidement, habituellement par de grandes sociétés américaines qui absorbent leur personnel qualifié. C’est donc un défi de taille de retenir le talent au Canada, surtout au niveau de la haute direction. »

Les enjeux liés aux compétences numériques du secteur des TIC

Les statistiques tracent un portrait assez sombre de la situation, certes, mais le Canada pourrait très bien avoir ce qu’il faut pour trouver une solution. En effet, comme il jouit déjà d’un vigoureux écosystème numérique, d’un faible taux de chômage et d’une demande élevée dans plusieurs secteurs de l’économie numérique, le pays est en position de force… seulement, il doit passer à l’action.

« Le Canada a tout ce qu’il faut pour devenir un meneur mondial de l’économie numérique, mais pour cela, il doit réussir la gageure de combler son besoin de talents, priorité numéro un de l’industrie, ajoute Jeremy Depow. Or, il n’y a pas de solution miracle. »

Les pistes de solution au casse-tête numérique

Il faut une approche holistique. Sur le plan national, il faut travailler à intéresser les jeunes, les femmes et les autochtones au domaine des technologies.

L’immigration est aussi un morceau essentiel du casse-tête.

« Nous n’arriverons à pourvoir 216 000 postes que si nous pouvons attirer les talents de premier ordre de partout au monde, poursuit M. Depow. Il faut donc que la réglementation n’empêche pas les sociétés canadiennes de faire venir rapidement des candidats de l’étranger. »

Alexandra Cutean soutient que l’immigration n’aura pas pour seul bienfait de remplir les postes à pourvoir.

« La venue d’impatriés générera aussi des emplois, en plus d’enrichir le secteur et le pays tout entier. »

Il faut aussi renforcer la formation en science, en technologie, en génie et en mathématiques (STGM), notamment de la maternelle à la 12e année, si l’on veut donner aux innovateurs de demain les compétences numériques dont ils auront besoin. Selon la tendance observée jusqu’à maintenant, les élèves se désintéressent de ces domaines lorsqu’ils arrivent au secondaire.

D’où l’importance d’offrir un enseignement hybride.

« Il ne faut surtout pas sous-estimer la valeur de l’apprentissage intégré au travail,&nbsp» affirme la gestionnaire du CTIC.

« Les diplômés d’un baccalauréat verront peut-être leurs acquis s’avérer plus ou moins adaptés au marché du travail tellement la technologie évolue vite, alors que ceux qui profitent d’une combinaison enseignement-travail pourront apprendre les ficelles tout en étudiant. L’expérience ainsi gagnée fera qu’ils s’acclimateront sans trop de mal au monde du travail. »

Le gouvernement jette des bases solides pour combler la pénurie de main-d’œuvre

Le budget 2017 du gouvernement fédéral, qui se veut « le budget de l’innovation », va jouer un rôle crucial, annonce Jeremy Depow.

« On y retrouve l’orientation politique qu’il nous faut tant en matière d’innovation. »

Quelques points saillants du budget :

  • Un investissement de 50 M$ sur deux ans dans la transmission de compétences aux jeunes, par exemple dans des projets d’enseignement de la programmation et des organisations qui appuient une culture numérique poussée et l’enseignement en STGM aux enfants
  • La bonification de la Stratégie emploi jeunesse et du programme d’apprentissage intégré au travail pour donner aux jeunes plus de possibilités de se former et d’acquérir de l’expérience.
  • Des investissements en recyclage et en formation des adultes afin qu’il soit aisé de se doter de compétences et d’une culture numériques.
  • L’injection de 275 M$ dans la mise sur pied d’un nouvel organisme qui déterminera les besoins à combler en main-d’œuvre qualifiée; explorera des approches novatrices en matière d’acquisition et de perfectionnement de compétences; et établira des critères qui guideront les investissements.
  • L’affectation de 7,8 M$ à la Stratégie en matière de compétences mondiales du Canada.

L’heure tourne; le temps est à l’action pour le secteur canadien des TIC

Quoi qu’il fasse, le gouvernement fédéral n’arrivera pas seul à résoudre la question de la pénurie de talent. Il est temps que le secteur privé, le milieu universitaire ainsi que les provinces et municipalités d’un bout à l’autre du Canada se rallient à lui pour agir de concert, estime Jeremy Depow.

« Ce qui nous manque vraiment en ce moment, c’est la concertation. Il nous faut créer un organe national qui viendrait rassembler tous les éléments disparates. Car le numérique s’étend maintenant à tous les secteurs et a des retombées pour tous les Canadiens. »

Et le temps presse.

« En ce moment même, nous avons une décision à prendre en tant que nation », affirme le vice-président de la politique et de la recherche du CTIC. « Veut-on rester dans le sillage des autres pays, ou être à la barre du progrès? Allons-nous laisser cette chance nous filer entre les doigts, ou allons-nous faire preuve d’audace et agir pour établir le Canada comme chef de file? Nous n’avons pas des lustres pour nous décider – trois ans tout au plus, après quoi le reste du monde nous aura laissés derrière. »